L'organisation de l'habitat : état des lieux dans la haute vallée de la Vézère
Dans un territoire où l'essentiel de l'habitat est dispersé, comment et dans quel contexte socio-économique la polarisation de l'espace autour de l'église et du château a-t-elle amorcée le processus de concentration de populations, transformant ainsi le paysage bâti ?
Trois communes, chacune représentative d'un phénomène particulier de regroupement de l'habitat, vont retenir notre attention : La Bachellerie et son activité commerciale, Montignac et le phénomène d'incastellamento, enfin Les Farges et sa situation topographique.
Carnet du patrimoine
Publié le 13 avril 2016
# Dordogne, vallée de la Vézère, La Bachellerie, Montignac, Les Farges
# Opération d'inventaire : vallée de la Vézère
# Urbanisme, habitat,
# du Moyen Âge au 20ème siècle
Du Cern à La Bachellerie
L'ancienne paroisse du Cern, du nom du ruisseau qui la traversait, apparaît dans les textes au milieu du XIIe siècle. Dès le Moyen Âge, un bourg s'était formé autour de l'église. Mais, fréquemment inondé, le site est finalement délaissé pour une petite éminence voisine et "saine" où existait déjà un hameau nommé La Bachellerie, bientôt doté d'une chapelle. C'est du moins ce que suggère la lecture topographique des lieux. Or nos recherches en archives révèlent que la volonté de translation est le fait d'une puissante famille locale, les Chapt de Rastignac. Dès 1538, Jean Chapt, seigneur du Poget et de Rastignac, obtient de François Ier la création d'une foire et d'un marché tous les lundis au "village de La Bachellerie qui est le lieu le plus commode de la dite paroisse [du Cern]", notamment - les lettres patentes royales le précisent - par sa plus grande proximité des voies de circulation commerciales [1].
Qu'on ne s'y trompe pas, la volonté des Chapt de Rastignac n'était certainement pas de faire oeuvre philanthropique : ce faisant, ils plaçaient le nouveau village au plus près de leurs domaines seigneuriaux (Le Poget et Rastignac) et pouvaient ainsi prélever des rentes seigneuriales sur les habitants et des taxes sur les marchandises échangées.
Dès lors, la famille de Rastignac n'a de cesse d'attirer de nouveaux habitants à La Bachellerie, participant ainsi activement à la création d'un noyau d'habitat aggloméré autour d'un lieu de culte jusqu'alors secondaire - une chapelle seigneuriale des Chapt de Rastignac ? Cette translation, accompagnée d'un transfert de populations, a donc entraîné une transformation du paysage bâti, ainsi qu'un autre transfert : celui d'un lieu de pouvoir ecclésiastique vers un lieu de pouvoir féodal et seigneurial (fig. 2).
L'attrait de La Bachellerie, encouragé par le rétablissement d'un marché hebdomadaire et la création d'une foire annuelle en 1638 par Louis XIII [2] (fig. 3), a finalement permis le développement d'un bourg assez important, qui comptait plus de 1 000 habitants à la fin du XVIIIe siècle. La fondation d'une église paroissiale à La Bachellerie, là encore par la volonté d'un des membres de la famille Chapt de Rastignac, qui en assurait le patronage, ne fait qu'entériner un état de fait : le nouveau chef-lieu de la paroisse n'était plus le Cern. De fait, la première église paroissiale a cessé de servir au culte au XVIIIe siècle ; un acte de 1746 précise bien l'abandon de l'édifice [3]. Vingt ans plus tard, la carte de Belleyme n'indique plus l'église. En revanche, un bâtiment associé au toponyme "l'église" figure encore sur le cadastre ancien de 1825 (fig. 1). L'environnement de l'église paroissiale d'origine a aujourd'hui bien changé : on y a aménagé un rond-point à quelques mètres de l'échangeur autoroutier de l'A89, et plus rien ne rappelle l'ancien lieu de culte (fig. 5).
Montignac et le phénomène d'incastellamento
Avant de préciser en quoi a consisté ce phénomène à Montignac, il faut savoir qu'un groupement d'habitations s'était formé près d'un point bas (peut-être un gué) de la Vézère situé à 1,5 km à l'est du bourg actuel. C'est là, à quelques mètres seulement du bord de la rivière, à la confluence du cours d'eau, la Laurence, que fut établie une première église paroissiale sous le vocable de Saint-Pierre-ès-Liens, fondée probablement entre le Ve et le VIIe siècle (fig. 6).
Le processus d'incastellamento (terme emprunté à l'italien) fut mis au jour par l'historien Pierre Toubert en 1973, dans une étude sur des villages ruraux du Latium entre le XIe et le XIIe siècle, et étudié par Benoît Cursente pour la Gascogne médiévale. Il s'agit de fortifier des habitats groupés au moyen d'une enceinte et d'un château, le plus souvent situé en hauteur. Lié à une réorganisation seigneuriale des territoires, le processus d'incastellamento est généralement à l'origine de déplacements de populations. Attesté en Aquitaine dès la fin du XIe siècle, il donna naissance à de nombreux bourgs castraux dans la province : les castelnaux.
A Montignac, au site d'origine, sans doute choisi pour sa facilité de franchissement de la Vézère, mais exposé car découvert de tout côté, on a ensuite préféré celui de l'éperon rocheux situé plus à l'ouest, pour établir un château autour de l'an Mil. Au pied de ce site défensif surélevé s'est établi un nouveau centre de peuplement, à l'origine de la ville actuelle de Montignac. Le bourg castral développé en contrebas du château était fermé par une enceinte à l'est, au sud, en bordure de la Vézère, et à l'ouest. Au nord, le château assurait la protection du site. Trois portes défendaient l'entrée de la ville, chacune appartenant à une famille de "milites castri" : la porte de Féletz à l'est, la porte du seigneur de Sauveboeuf au sud et la porte de l'Arnauldie à l'ouest (fig. 7).
La création du château et du bourg castral a engendré la fondation entre l'an Mil et le XIIe siècle de deux nouveaux édifices cultuels : l'un de nature priorale, Saint-Thomas, l'autre d'origine seigneuriale, Sainte-Marie - aussi appelée église du Plô -, située au coeur du bourg. Provenant de la dernière vague de fondation des églises de Montignac, cette dernière était d'un rang secondaire puisque assujettie à l'église paroissiale Saint-Pierre, son ressort territorial étant limité à l'intérieur des murs de la cité.
L'église Sainte-Marie fut probablement rebâtie dans le courant du XIVe siècle, comme l'atteste le seul vestige encore en place, le portail occidental aujourd'hui isolé (fig. 8). Un sondage archéologique réalisé en 2013 par le Service régional de l'Archéologie prouve que la construction du chevet de l'édifice a entraîné la destruction d'une portion du rempart de l'enceinte du bourg castral.
De toutes ces réalisations anciennes, il ne reste aujourd'hui que bien peu de chose. Le mur d'enceinte et son fossé ont disparu en grande partie à la fin du XVIIIe siècle. Du château de Montignac, on peut encore voir une haute tour carrée, la base talutée du mur d'enceinte, une porte en arc brisé, ainsi qu'une imposante tour à canons du XVIe siècle (fig. 9). L'église actuelle, bâtie a novo à la fin du XIXe siècle, se trouve à l'emplacement de l'église gothique détruite.
A Montignac, l'attrait de la protection du château et de la nouvelle église Sainte-Marie a favorisé le transfert de la population au détriment de la paroisse matrice restée dès lors isolée. La modification du paysage bâti s'est faite sur une période très longue : ce n'est qu'au XVIIIe siècle que Saint-Pierre perd son statut d'église paroissiale. A partir de 1766, elle sert de carrière de pierre pour la construction du pont de Montignac et, deux ans plus tard, elle est dite ruinée sur la carte de Belleyme. De Saint-Pierre ne restent aujourd'hui qu'un toponyme et une croix marquant l'emplacement du sanctuaire.
Les Farges et sa situation topographique
Ce troisième et dernier chapitre consacré à l'organisation de l'habitat dans la haute vallée de la Vézère s’intéresse à un autre exemple de translation du siège d’une paroisse vers un nouveau site, phénomène particulièrement éclairant sur ce territoire et que nous avons rencontré à nouveau aux Farges.
Comme à Montignac, le site primitif se trouvait en bordure de la Vézère - dans un lieu appelé Le Cheylard. Ce cas est toutefois bien différent des précédents, tant par sa topographie, son environnement paysager et ses vestiges conservés. Que l'on en juge.
Au sommet de la colline du Cheylard culminant à un peu plus de 200 m d'altitude - la population locale parle encore de la "montagne" au XIXe siècle[4] - sur la rive droite de la Vézère, était autrefois un noyau paroissial, avec son église, son presbytère, un manoir et des habitations (fig. 10).
L'occupation du site est ancienne puisque des fragments de céramiques antiques y ont été découverts. Le lieu porte encore les ruines de l'église paroissiale, qui fut édifiée, selon toute vraisemblance, entre le IXe et le XIIe siècle. Son ancien vocable, à Sainte-Marie (remplacé plus tard par celui de Saint-Barthélemy), et la présence d'un appareillage en opus spicatum (en arête de poisson) en partie basse de la nef, en alternance avec des assises en petit appareil de pierres carrées, suggèrent cette datation. Contrairement à la tradition de le placer en façade occidentale, le clocher-mur marque ici la transition entre la nef et le choeur, peu développé et de plan carré, qui était couvert d'une voûte en berceau (fig. 11).
L'église du Cheylard forme un ensemble cohérent - bien que beaucoup plus tardif - avec son presbytère du XVIe siècle situé à proximité. La porte d'entrée de celui-ci est couverte d'un linteau en bâtière orné d'un calice, d'un ostensoir et d'un ciboire, qui attestent la vocation de l'édifice (fig. 12). La construction de ce presbytère après la guerre de Cent Ans laisse présumer que le site a connu un regain d'activité à ce moment crucial de l'histoire de la vallée.
Enfin, la colline du Cheylard comprend, à une dizaine de mètres au nord de l'église, un ancien manoir seigneurial des années 1520-1540. Autant qu'on puisse en juger par la carte de Belleyme levée en 1768, ce domaine noble devait être quasi exclusivement dédié à la viticulture : la colline est entièrement plantée en vigne, autour de la maison noble et jusqu'en bordure de la Vézère (fig. 13). Le paysage du site était donc autrefois, sous l'Ancien régime, bien différent de ce qu'il est aujourd'hui, uniquement constitué de feuillus. Et les seules traces de cette activité viticole disparue ne sont plus aujourd'hui que des murets en pierre sèche de délimitation des parcelles et une fontaine isolée au milieu des bois. L'ancien manoir Du Cheylard est donc un nouvel exemple d'un domaine viticole noble dans la vallée de la Vézère ; comme ailleurs, la contagion du phylloxéra dans la décennie 1880 aura tout ravagé[5].
C'est au milieu du XVIIIe siècle, sous l'impulsion de François de Rupin, le curé du village, que le noyau paroissial fut déplacé au chef-lieu actuel. En effet, la colline aux pentes abruptes, désertée progressivement par ses habitants, s'est vue rejeter au profit du hameau des Farges, à deux kilomètres plus au nord, sur un site moins élevé et donc plus accessible. Surtout, ce nouveau site présentait l'énorme avantage d'être situé sur un axe commercial important nouvellement recréé : la route royale de Brive, qui relie Limoges à Périgueux et au Bordelais. C'est aussi à ce moment que la chapelle construite vers 1700 est érigée en église paroissiale (fig. 14). Malgré ce transfert, les habitants encore attachés à l'ancien site ont continué d'enterrer leurs morts dans le cimetière du Cheylard.
Pour conclure sur la question des mouvements de population aux époques anciennes dans la vallée de la Vézère, il apparaît clairement que ce sont toujours des raisons pratiques et économiques, soit de protection, soit d'accessibilité pour les échanges commerciaux, qui ont engendré ces translations d'un site à un autre. Et celles-ci ont toujours eu pour effet la ruine, voire la disparition complète des sites délaissés, de sorte que, sans des recherches en archives et de terrain comme celles que nous menons actuellement dans la vallée de la Vézère, ces sites resteraient dans l'oubli.
Au-delà de la question de la réunion des hommes, c'est celle des pouvoirs en place, qu'ils soient ecclésiastiques ou seigneuriaux, qui est posée, car ce sont eux qui ont joué un rôle éminent dans l'organisation des terroirs et dans l'aménagement du paysage.
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Présentation de l'opération de l'inventaire du patrimoine architectural de la Vallée de la Vézère
DossierDossier d'opération
L’exceptionnelle densité de son patrimoine préhistorique – pas moins de 147 gisements et 25 grottes ornées paléolithiques, parmi lesquelles Lascaux et Rouffignac – a assuré à la vallée périgourdine de la Vézère une renommée internationale. L’UNESCO l’a consacrée en inscrivant dès 1979 quinze de ces sites sur la liste du patrimoine mondial ...
Présentation de l'opération de l'inventaire du patrimoine architectural de la Vallée de la Vézère
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Titre : Présentation de l'opération de l'inventaire du patrimoine architectural de la Vallée de la Vézère
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Date de début d'enquête : 2011
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Date de fin d'enquête : 2018
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Auteur du dossier : Pagazani Xavier , Marabout Vincent , Becker Line
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Copyright : (c) Région Aquitaine - Inventaire général
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Notes
[1] Catalogue des actes de François Ier.
[2] Archives départementales de la Dordogne, 2 E 1852/17.
[3] Archives départementales de la Dordogne, 3 E 3468.
[4] Cette terminologie rappelle celle utilisée au XVIIe siècle à propos de la colline de Lascaux dans l'aveu rendu par le seigneur du manoir du même nom au comte de Périgord. Voir sur le sujet dans notre carnet : Lascaux avant Lascaux.
[5] Là encore, voir le sujet dans notre carnet : Lascaux avant Lascaux.