Le courrier de La Rochelle, 15/08/1895
Inauguration d’un buste à Carnot à Ars (Ile de Ré)
La population d’Ars avait eu la bonne pensée de consacrer le souvenir du passage de l’ancien président de la République, à l’Île de Ré, par l’érection d’un buste à Carnot, sur la place de la commune. Une souscription ouverte a facilement atteint le chiffre nécessaire à la constriction du monument : le Gouvernement a donné le modèle du buste (nous dirons tout à l’heure dans quelles conditions), l’argent recueilli a suffi pour payer le bronze et le piédestal ; aujourd’hui, Ars-en-Ré est doté d’un superbe buste de Carnot, dont a fait solennellement l’inauguration dimanche dernier.
C’est à deux heures, qu’eut lieu la cérémonie. Un grand nombre d’habitant des communes du canton étaient venus au chef-lieu. Sur la place d’Ars, la foule était considérable, lorsque le préfet, M. Hélitas, descendit de voiture, accompagné de M. Delmas, conseiller général du canton et de M. Bouthillier, conseiller général de St-Martin. A ces Messieurs s’étaient joint MM. Brin et Atgier, les deux nouveaux élus au Conseil d’arrondissement. Entre temps étaient arrivés, sans qu’o y fit grande attention, MM. Barbedette, sénateur, et Charruyer, député, qui maintenant font bande à part, unis dans la plus étroite amitié.
Le cortège s’est formé à la Mairie. Chaque commune avait envoyé sa musique. L’harmonie ne manquait donc pas, et tous ces musiciens se faisaient entendre tour à tour et souvent simultanément, ce qui donnait au tableau une note, peut-être discordante, mais assurément pittoresque.
De la mairie à la place, le trajet est fort court. En tête marchait le Préfet et le Maire, derrière eux, avec la gaieté qu’on apporte à un convoi funéraire, le sénateur et le députe, toujours devenus inséparable, ensuite les conseillers généraux et d’arrondissement, le conseil municipal et les diverses sociétés si nombreuses et si bien organisées de l’ile.
Le drapeau tricolore, qui recouvrait le buste, dut alors enlevé, aux accents de La Marseillaise et le bronze apparut superbe, dans toute sa simplicité et sa pureté d’exécution. M.Petit, maire d’Ars, prit la parole en ces termes :
(…)
M. Charruyer prit alors la parole et comme il est d’usage en pareilles circonstances, avait préparé lui aussi son discours par écrit. Mais, comme il est doué d’une excellente mémoire, il l’a plutôt récité que lu ; ce qui lui a permis de faire force gestes, sur lesquels il comptait pour produire un effet plus dramatique. On ne s’attendait guère à voir le député déplorer la mort de Carnot, tombé lâchement sous le couteau d’un vulgaire assassin, alors qu’à la Chambre, lorsque le Gouvernement demandait au Parlement de voter des mesures répressives contre les (…) anarchistes, notre députe refusait de donner les armes au Gouvernement, pour préserver la société des criminelles tentatives qui la menacent.
Quoi qu’il en soit, un petit groupe d’amis, dévoués au député, qui forme la coterie fidèle ; qui ne l’abandonnera pas dans toutes les phases de la journée, était préposé aux applaudissements plus bruyants que partagés par la foule compacte qui entourait le groupe officiel. Ensuite, M. Delmas, conseiller général a prononcé le discours suivant :
(…)
Après chaque discours, les différentes musiques se sont fait entendre et le cortège retourna à la mairie, dans le même ordre qu’il avait suivi son arrivée. Tout le monde peut alors approcher de la statue Carnot et admirer le magnifique bronze dont la ville d’Ars est gratifiée. C’est maintenant qu’il nous semble intéressant de dire dans quelles conditions, la maquette du buste de Carnot a été confiée au fondeur, pour figurer sur la place d’Ars. Lorsque le grand sculpteur Chapu vint à mourir, sa veuve, trouvant dans les dernières œuvres de son mari, un buste du Président de la République, en fit hommage à l’Institut. Ce fut M. Delmas, qui – grâce aux influences qu’il est loin d’avoir perdues, - fit une démarche auprès du ministère des Beaux-Arts, pour obtenir un modèle, en vue de l’érection d’un buste de Carnot à Ars. Inutile d’ajouter que, quand on lui proposa l’offre de Chapu, il s’empressa d’accepter l’offre du gouvernement. Il s’entendit aussitôt avec le fondeur, M. Thiébault, qui fit des concessions sur le prix du coulage en bronze, en raison du côté patriotique du projet des habitants de l’Ile de Ré, et le bronze, sorti de la fonderie, constitua une véritable œuvre d’art.
La tête est superbe de son expression de simplicité ; la ressemblance est parfaite ; un sourire mélancolique effleure les lèvres et donne un sentiment de tristesse à cette physionomie douce e sympathique. On sent la main d’un grand artiste qui a poétisé cette figure, immortalisée à jamais par une mort tragique dont le contre coup a frappé le cœur de tous les français.
Comme exécution, on ne saurait rêver un travail plus achevé. Rien de dur, rien de heurté ; l’artiste a apporté une délicatesse de touche, qui se manifeste par un modèle d’une extrême finesse, tout à fait dans la note moderne, d’un charme et d’une justesse qui font de l’œuvre de Chapu, un bronze que bien des grandes villes envieraient à la modeste commune d’Ars. Ce n’est pas le moment de faire quelques critiques, qui cependant seraient bien justifiées. L’emplacement a été mal choisi, sous des arbres, qui tamisent trop la lumière. Le piédestal est incorrect dans ses lignes et a un caractère trop funéraire. L’inscription n’est pas heureuse : A Sadi Carnot la ville d’Ars reconnaissante. Mieux eût valu rappeler la date du passage du président dans l’Ile, plutôt que la reconnaissance qu’Ars n’a point à avoir particulièrement envers l’ancien président. Sans insister, disons que le sentiment qui a guidé les habitants d’Ars efface absolument toutes ces questions de détails, fort réparables du reste dans l’avenir.
Toute l’après-midi n’a été qu’un long concert, qui a retenu le public sur la place, en attendant l’heure du banquet. A six heures et de demi on se mettait à table. Dans la vaste salle de l’école communale, on comptait près de 120 couverts. Il fallait organiser une table d’honneur, sans provoquer de froissement, à raison des personnages qui la constituaient. Le Préfet présidait. A sa droite : le Maire, le Conseiller général d’Ars et celui de Saint-Martin ; à sa gauche : le Sénateur et le Député, toujours aussi inséparables que les frères Siamois ; sur les autres tables, les invités groupés par commune. Le menu était fort bien composé et cuisiné demain de maitre. Pendant le repas, la musique de la Couarde s’est fait entendre et mérite une mention spéciale, pour le choix de ses morceaux et la manière dont elle a surmonté toutes les difficultés de l’exécution.
Au dessert, M. le Préfet a pris la parole et prononcé quelques mots en mémoire de Carnot, rappelant que le président actuel continuait la politique de son illustre prédécesseur ; et il a porté un toast à M. Félix Faure, président de la République.
Le Maire a remercié ses hôtes de l’honneur qu’ils avaient fait à sa commune en répondant à son invitation ; et les chaleureux applaudissements qui ont couvert les paroles de M. petit, lui sont le gage assuré des sentiments respectueux dont il est entouré, tant de la part de ses admirateurs, que de ceux qui avaient été heureux de se rendre à son appel. M. Barbedette a pris alors la parole. Il a dit que l’honorable M.Charruyer et lui (décidément nous ne sortirons pas de cet accouplement ; ils sont soudés par le nombril) ont écrit au fils de M. Carnot, pour le prier de venir assister à cette cérémonie, mais M. Carnot s’est trouvé empêché. Ce qu’il aurait dû dire aussi, c’est que personne ne l’avait chargé de cette intervention et que M. le Maire d’Ars n’avait point manqué d’adresser lui-même cette invitation aux fils de M. Carnot et que c’était à lui que revenait l’initiative. En entendant parler M. Barbedette, bien des gens disaient ; où est le temps, où le parti républicain était si solidement uni, que sur les instances de M. Delmas, qui, dans vingt réunions publiques était venu soutenir la candidature de M. Barbedette, il avait confié à celui-ci le drapeau et que, sur son nom, il allait à la Bastille. Alors M. Fournier, était le député bonapartiste de l’arrondissement. Alors, il fallait faire un chaleureux appel aux populations Rhétaises, pour avoir un fort contingent de voix républicaines. Alors, M. Barbedette venait dans ce canton d’Ars, accompagné de M. Delmas qui lui prêtait sans relâche l’appui de sa parole. M. Fournier réussissait encore à se faire élire député, mais la Chambre invalidait son élection, et M. Barbedette et M. Delmas recommençaient la campagne à la suite de laquelle M. Barbedette finissait par triompher. Alors que de protestations d’amitiés envers ce fidèle compagnon de lutte, auquel il devait son succès !
Que les temps sont changés ! M. Barbedette revient dans ce même canton, flanqué de M. Charruyer, tout prêt à demander en faveur de son protégé, les voix de ces réactionnaires contre lesquels il a lutté jadis, abandonnant ainsi ce parti républicain qu’il a désuni et auquel il doit toute sa fortune politique.
L’accueil glacial qu’il a reçu à l’Ile-de-Ré, doit lui montrer combien sa conduite est jugée sévèrement. Si la haine ne l’aveuglait pas, sa présence à Ars aurait dû évoquer, pour lui, bien des remords ; car il n’était venu dans l’ile, que pour faire échec à celui auquel il devait ses premiers succès.
Après M.Barbedette, on devait entendre fatalement M. Charruyer. Après les tambours, les clairons. On peut dire, entre parenthèses, que si en offrant la candidature à la députation à M. Charruyer, un certain nombre d’électeurs voulaient voir l’arrondissement représenté par un député radical-socialiste, ils doivent reconnaitre qu’on les trompe. Aujourd’hui le député est accaparé par notre sénateur, devenu son mentor. M.Barbedette va faire de Télémaque un vulgaire député opportuniste ; car on sait que M. Charruyer va « au rapport » tous les matins chez son patron pour régler les faits et gestes de sa journée.
Enfin, disions, M. Charruyer a pris la parole. Vous ne devinerez jamais quel a été le sujet de sa courte allocution.
Il a félicité la commune d’Ars, d’avoir sous l’Empire, au moment du plébiscite, mis dans l’urne une majorité de « non », faisant pressentir ainsi ses préférences pour la forme républicaine. D’abord M. Charruyer devait encore sur les bancs du Collège, quand ces faits se sont passés. Ensuite, que diront vos électeurs, M. le Député, quand ils sauront que vous professez de pareilles théories ? Mais ce sont les bonapartistes qui vont ont élus. Ils seront contents de vous, quand ils apprendront que, si vous aviez été mêlé à ce moment-là à la vie politique, vous auriez conseillé de démolir l’empereur.
Continuant sur ce thème, il a dit qu’il lui plaisait de voir avec satisfaction que ce sentiments républicains n’avaient pas abandonné le cœur de habitant de l’ile. C’est une vérité qu’il a pu constater déjà et dont il s’apercevra bien davantage dans l’avenir.
La série des discours a été clos par M. Delmas, qui avait plus que personne qualité pour s’adresser à des électeurs qui venaient de lui donne, il y a quelques jours à peine, une si grande preuve d’attachement en le renommant au Conseil général.
Celui-ci rappelle les luttes passées ; pendant toute sa vie publique, il n’a cessé de faire appel à la concorde et se réjouit de retrouver aujourd’hui devant une assemblée qui comprend des hommes d’opinions politiques très variés, mais du moins unis dans la généreuse pensée d’honorer la mémoire d’un homme de bien.
L’appel à la concorde a fini par être entendu : un apaisement se fait dans les cœurs ; il considère comme un devoir d’accueillir fraternellement tous ceux qui viennent aujourd’hui s’abriter sous le drapeau de la République, à la condition que cette adhésion soit sincère. – Aussi engage-t-il ses amis à être circonspects et à demander aux nouveaux venus, avant de leur confier quelques fonctions se rattachant à la politique, des manifestations saisissables de leur sincérité.
Le mouvement d’adhésion à la forme du Gouvernement s’affirme chaque jour davantage. Cent sièges au Conseil, général viennent d’être gagnés par les républicains aux dernières élections départementales. A lui seul, dans cette victoire, notre département, si longtemps en retard, entre pour quatre sièges.
Mais ces éclatants succès ne doivent point nous endormis ; dans une démocratie, la vie politique ne doit jamais cessé d’être intense ; l’indifférence et l’engourdissement nous mèneraient rapidement à la défaite. Il importe aussi de ne point s’affranchir de l’esprit de fidélité qui fait l’honneur des citoyens. A ceux qui ont été toute leur vie fidèle, la démocratie doit une fidélité réciproque. Il saisit cette occasion pour rappeler les services rendus par un homme dont chacun ici a le souvenir, son ancien compagnon de luttes, l’ancien maire d’Ars, M. Simon ; l’assemblée témoigne par des applaudissements frénétiques qu’elle s’associe au souvenir donné à M. Simon par M. Delmas.
(…)
A la suite de la chaude et vibrante allocution de M. Delmas, plusieurs fois interrompus par de chaleureux applaudissements, M. Le Préfet leva la séance. Déjà les rues d’Ars sont brillamment illuminées. Une foule nombreuse se presse pour aller assister au feu d’artifice. Sur la jetée nord, se dressent une série de mâtereaux où sont suspendues les pièces d’où vont jaillir des flots de lumières. Sur la rive opposée, le public compact et anxieux attend le départ de la première fusée. Le temps menaçant dans la journée est devenus superbe, le vent s’est calmé et des gerbes de feu projettent leurs grandes clartés dans l’obscurité de la nuit. Les assistants sont ravis et battent des mains et quand tout est éteint, c’est le bal qui commence.
Avec quelle gaité et quel entrain, tout ce monde se livre à la danse ! La clarté du jour vient enfin rappeler aux danseurs qu’il faut mettre un terme à cette superbe journée. On se souviendra longtemps dans le pays de cette fête si intelligemment distribuée et dont les distractions si habilement réparties font le plus grand bonheur à ceux qui ont été préposées à leur organisation. Mais ce qui restera surtout dans le cœur de ces braves populations, c’est le souvenir de celui qui, un jour, vint rendre visite à leur pays et dont le bronze immortalisera à jamais la mémoire auprès des générations futures.