Pastoralisme basque : la fabrication du fromage en estive
La production artisanale du fromage de brebis est l'un des éléments forts du patrimoine immatériel pastoral basque. Mais pour des raisons pratiques, les bêtes amenées sur les pâturages d'altitude sont majoritairement taries et la transformation fromagère en montagne est devenue rare. Michèle Ihidoy, bergère sur le plateau d’Iraty, maintient cette tradition de la fabrication de fromage d'estive, dont nous détaillons les étapes dans cet article.
Carnet du Patrimoine
Publié le 16 septembre 2024
# Pyrénées-Atlantiques, Lecumberry
# Opération d'inventaire : étude du patrimoine pastoral basque
# pastoralisme
# 21ème siècle
Perpétuer un patrimoine culturel familial
Eleveuse et bergère depuis deux décennies, Michèle Ihidoy a appris ce métier auprès de ses grands-parents. Installée dans une ferme sur les communes de Lecumberry et Mendive, elle a constitué au fil des années un troupeau de 280 brebis de la race manech tête rousse, ainsi qu’une vingtaine de vaches de la race blonde d’Aquitaine. Au démarrage de son activité, elle produisait un peu de fromage. Puis, devenue mère de 4 enfants, elle a dû arrêter la production faute de temps et a opté pour la solution plus pratique de vendre son lait de brebis, comme beaucoup d’autres bergers, à l’une des laiteries de la vallée qui produisent l’Ossau Iraty en grosse quantité, de manière artisanale ou industrielle.
En 2019, lorsque l’un de ses fils, Mattin, l’a rejointe dans l’exploitation pour former un GAEC (groupement agricole d'exploitation en commun), ils ont pris ensemble la décision de se remettre à la fabrication du fromage pour tirer un meilleur bénéfice de leur lait et pouvoir générer un deuxième salaire, grâce au savoir-faire transmis par les grands-parents. Si les normes d’hygiène ont évolué et qu’on ne produit plus au chaudron sur un feu de bois, les grandes étapes de la fabrication restent les mêmes. Michèle a installé son atelier de fabrication en estive, sur le plateau d’Iraty où paissent ses brebis pendant les 6 plus beaux mois de l’année. C’est ici, à la cabane Iraty Soro, qu’elle fait également la vente directe de sa production. Les bergers qui fabriquent encore le fromage en estive sont devenus très minoriataires aujourd’hui. Ils représentent seulement 16,5% des exploitations basques.
La gestion du troupeau
Les 280 brebis de la famille Ihidoy passent l’hiver à la ferme, entre les prairies de la vallée où elles vont paître et la bergerie où elles sont nourries de foin. C’est là qu’elles mettent au monde leurs agneaux. Entre l’âge d’un et trois mois, les agnelles les plus vigoureuses sont sélectionnées pour renouveler le troupeau, tandis que les autres agneaux sont vendus pour fournir le marché de la viande (Agneaux de lait des Pyrénées, Indication Géographique Protégée). Le lait des brebis est alors disponible pour la traite. A la fin du printemps, vers le mois de mai, dès que l’herbe a bien poussé, elles montent en estive sur le plateau d’Iraty pour profiter de ses pâturages d’altitude. Elles disposent d’une grande zone de pâturage appelée « parcours », spécifiquement désignée pour chaque éleveur sur des terres collectives gérées par la Commission Syndicale de Cize. Ces brebis en lactation présentes en estive sont une minorité car sur ce territoire de Cize, où le pastoralisme est encore le plus actif en Pays basque, 80% des brebis transhument taries.
Fin juillet, Michèle fait monter de sa ferme les 15 béliers de son troupeau pour permettre à ses brebis en chaleur de démarrer de nouvelles grossesses. Pendant la période où Michèle est en estive, son fils s’affaire à la ferme. Il fait les foins, entretient les parcelles, répare les clôtures et s’occupe du troupeau de vaches.
La traite
Chaque matin et chaque soir, Michèle rassemble son troupeau pour la traite, avec l’aide de son chien border collie. Par temps de brouillard, fréquent en altitude, elle arrive à les localiser grâce au son des cloches en métal accrochées à leur cou : les sonnailles. Elle les fait entrer dans le parc d’où elles se dirigent naturellement vers les stalles pour délester leurs mamelles du lait qui leur pèse. Arrivées dans les stalles, les brebis reçoivent en guise de friandise quelques grains de maïs, qui les rend dociles et les incitent à revenir à la prochaine traite. Pendant ce temps, Michèle, aidée par son mari Sébastien, inspecte chaque pis avant d’y installer les ventouses de la trayeuse électrique qui « tète » et aspire le lait via des tuyaux jusqu’à une grande cuve en inox. La traite à la main étant très longue et fastidieuse, cette machine est une aide précieuse pour préserver les mains des bergers des blessures et douleurs occasionnées par la traite manuelle. A la sortie de la stalle, les brebis passent dans un pédiluve désinfectant qui permet de prévenir les maladies des pieds. Selon l’époque à laquelle elles ont mis bas, certaines brebis sont déjà taries, ce qui signifie qu’elles ne donnent plus de lait. Pour les reconnaître, Michèle marque leur lainage d’une couleur différente. Sur ses 280 brebis, Michèle en compte encore 160 allaitantes au 20 juillet.
La fabrication du fromage
La fabrication du jour se fait à partir d’une centaine de litres issue des 3 dernières traites. Michèle doit d’abord tout transvaser à la main depuis la cuve de traite vers la cuve à bain-marie. Elle injecte ensuite de l’eau chaude dans la double paroi de la cuve pour chauffer le lait, tout en le remuant manuellement, jusqu’à atteindre une température de 31°C. Elle ajoute ensuite une dose précise de présure, liquide coagulant composé d’enzymes qui permettent au lait de cailler. Après avoir bien remué, elle laisse la cuve au repos pendant environ 30 minutes pour laisser le caillage se faire. A l’issue de cette pause, la texture obtenue ressemble à du flan.
Il faut alors décailler le tout à l’aide d’un grand laminoir en métal manié énergiquement dans un sens puis dans l’autre afin de découper cette pâte en petits morceaux jusqu’à obtenir une texture « grains de maïs ». Michèle doit effectuer un long brassage, remuant par de grands mouvements de tout son avant-bras le contenu de la cuve pendant plusieurs dizaines de minutes. A l’issue de cette étape de brassage, les petits morceaux de caillé nagent au milieu de leur petit lait, expulsé de la pâte par le mouvement long et continu. Les grains pressés ensemble dans la main doivent alors former une pâte compacte.
Le contenu de la cuve est ensuite passé à travers des tamis métalliques qui séparent la matière du petit lait. La partie contenant la pâte est pré-pressée à l’aide d’autres plaques métalliques trouées. Le petit lait est évacué de la cuve à travers un chinois qui permet de récolter les derniers petits grains égarés, appelés « bénéfice ». Le petit lait est mis en bidons qui sont récupérés par un éleveur pour nourrir ses porcs. Rien ne se perd !
Une fois le petit lait évacué, la pâte de fromage est coupée en portions et mise dans les moules circulaires de tomes de 2kg et tomettes de 1kg. Un premier pressage se fait à la main, laissant encore gicler du petit lait. Michèle ressort ensuite les fromages des moules avant de les y replacer après les avoir emmaillotés dans un tissu qui donnera sa texture à la croûte. Puis les moules sont superposés dans une presseuse mécanique dont Michèle actionne le levier pour la placer en tension.
Après un premier temps de pressage, Michèle ressort ses fromages et insère les estampilles du logo fromage d’estive avant de les remettre en pressage.
Après 24h, les 20 kg de fromage devront être mis en saumure (eau salée) pour 24h à 48h. C’est seulement après cette étape que les tomes et tommettes seront placées au saloir, sur des planches de bois. Elles y resteront à température et humidité contrôlée pour un affinage de 2 à 3 mois, selon la taille, voire jusqu’à un an et plus pour un goût plus prononcé. Elles devront être retournées tous les jours au début, puis tous les 2 jours pour éviter que la croûte ne colle à la planche. Elles pourront également être régulièrement frottées avec une brosse sèche.
Les logos de l’Ossau-Iraty
Le fromage produit par Michèle porte le logo du fromage d’estive, symbolisé par une montagne (triangle) ornée d’une fleur. Il indique qu’elle respecte le cahier des charges associé : brebis exclusivement nourries de pâture, transformation et affinage du fromage en montagne. Grâce à la diversité des fleurs et des plantes et à la qualité des herbes d’altitude consommés par les brebis, le lait d’estive est réputé avoir un goût plus riche, en comparaison avec le lait des troupeaux alimentés dans la vallée.
Le fromage de Michèle est de type Ossau Iraty mais ne rentre pas dans le cahier des charges de l’AOP. En effet, elle préfère vendre ses fromages à partir de 2 mois et demi d’affinage en raison de leur qualité gustative prononcée, tandis que le label impose 3 mois minimum d’affinage. Elle produit également des tomettes de 1kg, non conforme aux exigences du label qui impose des tomes exclusivement de 2kg.
Le logo de l’AOP Ossau-Iraty fermier, produit au lait cru par les bergers, représente une tête de brebis de face. Le logo de l’AOP Ossau-Iraty de fromagerie (lait pasteurisé et procédé plus industriel) représente quant à lui une tête de brebis de profil.
Article et photographies : Juliette Chalard-Deschamps, médiatrice du patrimoine
(c) Région Nouvelle-Aquitaine, Inventaire du patrimoine culturel, J. Chalard-Deschamps, 2024
Pour plus d'informations sur les cayolars basques et leur fonctionnement : carnet d'étude des cayolars