La décoration de l’usine Saft de Bordeaux par l’artiste Pierre Théron au début des années 1950
Construite après la Seconde Guerre mondiale, l’usine de batteries Saft de Bordeaux témoigne des liens entre art et industrie. Edifiée selon les canons du mouvement moderne, elle abrite également un ensemble de grandes peintures réalisées par l’artiste Pierre Théron (1918-2001). Les savoir-faire innovants alors développés par la Saft font ainsi écho aux métiers traditionnels du Sud-Ouest représentés dans ces toiles.
Carnet du Patrimoine
Publié le 12 février 2025
# Nouvelle-Aquitaine
# Opération d'inventaire du patrimoine aéronautique et spatiale de la région Nouvelle-Aquitaine
# Peinture
# 3e quart du 20ème siècle
Un bel écrin architectural pour une nouvelle usine de batteries
Des « châteaux de l’industrie[1] » du 19e siècle aux sièges des grandes firmes développées dans les années 1960[2], en passant par « l’usine heureuse[3] » de l’entre-deux-guerres, un souci esthétique existe bien dans la conception des lieux industriels, qu’il s’agisse d’architecture, de décoration ou de design. Montré en exemple dans la revue Usines d’aujourd’hui de 1956[4], l’établissement bordelais de la Saft (Société des accumulateurs fixes et de traction), construit de 1949 à 1953, fait ainsi partie de ces entreprises au patrimoine remarquable[5]. Nouvelle implantation après-guerre du tissu économique bordelais alors en plein essor, cette usine de fabrication de batteries équipe la SNCF, les centrales électriques, les installations téléphoniques et diverses industries. Son architecture s’inscrit dans le courant du mouvement moderniste, avec ses façades en béton blanches, sobrement décorées de revêtements en briques et percées d’ouvertures en bandes. Un des bâtiments est couvert de sheds, dont la forme est peu commune puisqu’ils ne sont pas en « dents de scie » mais conoïdes, et constitués d’un voile de béton de 4 cm d’épaisseur. Prouesse architecturale du parisien Marcel Taverney (1898-1965)[6], cette originale couverture est conçue en un temps record pour un vaste atelier de 7000 m2 destiné à honorer une commande de 7000 batteries « Voltabloc » pour l’Aéronavale américaine. À l’intérieur, les espaces sont chauffés, clairs et aérés. Les bâtiments sont également séparés par des espaces verts. Les architectes de la première phase de construction, José Vardaguer et Pierre Angelby[7], s’offrent en outre le luxe d’une décoration intérieure de qualité en confiant en 1951 au peintre Pierre Théron (1918-2001) – gendre de Vardaguer – la réalisation de toiles pour agrémenter la cantine du personnel et de la direction.
Une décoration intérieure d’envergure par Pierre Théron
Aujourd’hui, il est encore possible d’admirer les peintures de Pierre Théron dans le restaurant d’entreprise de la Saft. Précisément, l’ensemble comprend 16 œuvres dont 14 représentent des métiers traditionnels du Sud-Ouest, et deux portent les titres de toutes les autres. Elles mesurent chacune 3 m de long sur 1,80 m de large. Les 53 dessins préparatoires au crayon de ces toiles sont aujourd’hui conservés au Musée des Beaux-Arts d’Agen.
Né à Nérac en Lot-et-Garonne, Pierre Théron étudie à l’École des Beaux-Arts de Bordeaux, puis de Paris. Il fréquente les ateliers des peintres bordelais André Lhote (1985-1962) et Jean Dupas (1882-1964). Dans l’immédiat après-guerre, il expose à Paris et à Bordeaux, y compris à l’étranger, puisqu’il est présent à la biennale internationale de Sao-Paulo en 1951. Il est l’auteur de nombreux cartons de tapisseries d’Aubusson, répond à des commandes publiques pour décorer des établissements scolaires et collabore avec diverses institutions et entreprises. C’est ainsi qu’il travaille pour la Saft, mais également pour Shell-Berre à Pauillac. Il réalise également la mosaïque de l’entrée de la Maison du Paysan de Bordeaux et sculpte la façade de l’Agence du Crédit Agricole Aquitaine.
Ces réalisations pour la Saft illustrent les métiers traditionnels du grand Sud-Ouest, des Charentes au Pays basque, en passant par les Landes. De la distillation du Cognac au tissage de la laine en Bigorre, Pierre Théron peint des femmes et des hommes au travail, comme en écho aux tâches auxquelles s’attelle le personnel de l’usine. Pour ce faire, l’artiste s’inspire des peintures allégoriques de grands formats développées pendant l’entre-deux-guerres, notamment dans les pavillons de l’Exposition de 1937 ou, localement, à la Bourse du travail décorée par Jean Dupas.
Notes
[1] Expression pour désigner certaines usines construites à partir de la seconde moitié du 19e siècle et jusqu’au début du 20e siècle, dont l’apparence se veut monumentale ; ils sont le symbole de l’industrialisation triomphante.
[2] Sur ce sujet voir notamment Martin REINHOLD, The Organizational Complex: Architecture, Media, and Corporate Space, Cambridge, MIT Press : 2003 ou Mathew AITCHISON, The Architecture of Industry, Londres et New-York : Routledge, 2016.
[3] François DEBAT. « L’usine heureuse ». L’Architecture d’aujourd’hui, 1938, p. VI-37.
[4] « Saft : L’usine de Bordeaux ». Usines d’aujourd’hui, n°38 [probablement Juillet/août 1956], p. 1-13.
[5] Pour en savoir plus sur le contexte de développement de cette usine, voir : Laetitia MAISON-SOULARD et Vincent FRIGANT. L’industrie aérospatiale en Nouvelle-Aquitaine : un siècle d’histoire et de patrimoine, Bordeaux : Editions Le Festin, 2020 (coll. Cahiers du patrimoine).
[6] Il existe peu d’information sur cet architecte. Il semble cependant s’illustrer par plusieurs réalisations en Suisse dans lesquelles il démontre une parfaite maîtrise de l’usage du béton. En 1930, il crée un marché couvert à Vevey pourvu d’une grande halle dotée d’une fine voûte en béton à grande portée. Plus tard, il collabore avec l’architecte Henri Beauclair (né en 1932) à la conception de l’église d’Yverdon-les-Bains en Suisse (1961), également un chef-d’œuvre de béton. Voir Bruno MARCHAND (dir.), Architecture du canton de Vaud, 1920-1975, Lausanne : Presses polytechniques et universitaires romandes, 2012.
[7] Nous disposons de peu d’éléments sur ces protagonistes. On peut néanmoins mentionner que José Vardaguer a collaboré à la conception du Pavillon de Guyenne et de Gascogne de l’Exposition internationale des arts et techniques de 1937.
Auteur : Laëtitia MAISON-SOULARD