" 1789. Comte de Moussy. Notices météorologiques et historiques sur le froid de l’hyvert de 1788 à 1789 et sur la débâcle des glaces de la Gartempe ; ces notices ont été rédigées au château de la Contour situé en Poitou sur la rivière de Gartempe, longitude 18° 26' ; latitude 46°32'.
[rayé] Observations météorologiques faites pendant les mois de décembre 1788 et de janvier 1789, au château de la Contour, situé en Poitou, sur la rivière de Gartempe, par le 18e degré 26 de longitude et le 46e degré 32 de latitude, suivies de la description désastreux effets de la débâcle des glaces de la Gartempe (1).
Le froid qui commença à se faire ressentir très vivement dès la fin de novembre 1788 (2) et dont la rigoureuse aspérité dura jusqu’au 8 janvier suivant, fut si excessif qu’il glaça, ou pour mieux dire, pétrifia la Gartempe, fit fendre le tronc des plus gros chênes, gela les vignes, et les plantes, fit périr les oiseaux, le gibier et même quelques hommes, et pendant toute la durée, la surface de la terre fut alternativement, et constamment couverte d’une couche très épaisse de glace ou de neige qui rendit tous les chemins impraticables. Ce froid, le plus rigoureux et le plus long qu’on eut jamais éprouvé dans le Poitou ne parvint à son plus haut degré d’intensité que dans la nuit du 30 au 31 décembre.
Deux thermomètres construits avec un tube capillaire parfaitement cylindrique, de neuf pouces de longueur sur un diamètre intérieur d’un quart de ligne, terminé par une boule de 8 lignes de diamètre, soigneusement purgés d’air et chargés avec du mercure purifié au cinabre descendirent alors jusqu’au 17e degré ½ au dessous de zéro au point de congélation (3) ; depuis le 31 décembre ces thermomètres remontèrent graduellement ; le 8 janvier ils étaient à 10 degrés au-dessous de 0 et s’y maintinrent jusqu’au 14. Ce relâchement soutenu de la température, en opérant la dilatation de l’atmosphère, prépara progressivement le dégel dont l’attente effrayait en proportion de l’énorme épaisseur de la glace qui couvrait la rivière. Cette épaisseur était telle que l’ayant mesurée, le 31 décembre, en plusieurs points, elle me donna pour terme moyen de 20 à 25 pouces, et j’estime que depuis le 31 décembre jusqu’au 14 janvier elle pouvait avoir perdu un 20e de cette dimension. Ce fut dans la matinée du 14 janvier que commença la débâcle. La Gartempe, grossie par la fonte des neiges, fit un effort prodigieux pour soulever la glace qui couvrait entièrement son lit ; malheureusement trop épaisse, elle résista en plusieurs endroits, et notamment au-dessus de la ville de Montmorillon où la profondeur est peu considérable. Les glaçons entraînés par le courant s’amoncelèrent par couches perpendiculairement parallèles à une hauteur extraordinaire. Toute la ville, dont la plupart des maisons sont construites sur les deux bords de la rivière, qui dans cette partie de son cours est prodigieusement resserrée, tremblait par la crainte qu’en se détachant, ces masses énormes de glace ne renversassent non seulement les maisons, mais même le pont qui sert à la communication de la haute et de la basse ville. Déjà la Gartempe barrée dans toute sa largeur, et forcée dans sa direction, commençait à lancer d’énormes glaçons dans les rues, qu’ils obstruaient de telle force que l’on touchait à l’affreux instant de l’entière destruction de la basse-ville. Dans cette horrible détresse, les Montmorillonnais éperdus élèvent leurs mains vers le ciel, implorent à grands cris sa divine assistance, se précipitent en foule aux pieds des autels du Dieu des Miséricordes, les arrosent de leurs larmes, et font retentir du fruit triste et confus de leurs sanglots les voûtes sacrées du temple de l’éternel. Le clergé et le peuple marchent ensuite processionnellement vers le pont et récitent en gémissant, les prières les plus touchantes. Mais à peine la procession est-elle parvenue à une chapelle de la Vierge qui est située sur ce pont, que l’on voit la montagne de glace s’ébranler avec fracas aussi majestueux qu’effrayant, puis s’écoule doucement à travers les arcades du pont, et sans causer aucun dommage. Ne serait-ce point-là le cas de rappeler avec autant d’admiration que de reconnaissance, ce sublime passage de l’Écriture Sainte ? Dixit et siluerunt fluctus. Mais comment se manifeste le plus petit grain de foie dans ce siècle d’incrédulité absolue !
Tandis que cette terrible débâcle se faisait à Montmorillon, l’effroi était au comble sur toute la partie de la rivière qui coule de cette ville vers ma maison de la Contour (4) ; deux moulins que j’y possède et qui n’ont que des écluses en bois courraient les plus grands risques mais tous les habitants de ma terre de la Contour que j’aime avec tendresse et qui me chérissent de même, se portèrent avec tant de célérité [ajout marginal de leur propre mouvement] sur le bouchaud du moulin le plus employé, et firent de tels prodiges d’intrépidité et d’adresse, qu’ils parvinrent mais, non sans des peines inouïes, à faire passer par l’ouverture des vannes plusieurs milliers d’énormes glaçons. Il est à propos de faire observer ici, qu’en se dévouant a ce dangereux travail, mes courageux ouvriers ne se tenaient que sur une planche étroite couverte de verglas, et continuellement ébranlée par l’épouvantable choc des glaçons et que ce fut sur ce périlleux échafaud qu’ils osèrent affronter les secousses multipliées de ces masses énormes et en couper, avec des haches, les pointes irrégulières afin d’en faciliter le dégorgement à travers le gouffre effroyable du bouchaud qu’ils avaient sous leurs pieds mais ce qui mettait le comble au péril de ce travail, c’est que chaque glaçon, en se précipitant et s’engageant dans le pertuis des vannes, se trouvait au même instant, chargé d’une infinité d’autres que la rapidité du courant ne cessait d’entraîner pendant toute cette opération je me tins constamment au milieu de mes intrépides ouvriers pour les préserver, autant que possible des accidents dont ils étaient continuellement menacés, et mille fois je leur ordonnai de se retirer, et de laisser abimer le moulin, écluse et bouchaud, plutôt que de s’exposer plus longtemps. Mais à cela il me fut autant de fois répondu par acclamation [3 lignes rayées] non Mr, nous ne nous retirerons point, et nous péririons plutôt nous-mêmes que de laisser périr les possessions de notre bon seigneur qui est et fut toujours notre père et notre ami. Avec un cœur aussi sensible que le mien, je fus sans doute plus touché que je ne puis l’exprimer de ces témoignages d’une affection aussi vive, mais dans le moment aussi critique où ils m’étaient si tendrement prodigués, la joie que j’en ressentis fut infiniment balancée par la crainte des accidents qui menaçaient mes braves amis. Enfin, et après dix heures de ce plus pénible travail, le dégorgement fut complétement effectué et cela sans aucune dégradation ni aucun autre malheur que la chute de mon maître charpentier dans le gouffre du bouchaud. Il n’en fut cependant retiré qu’avec peine, et, ce qui prouve sa téméraire audace et son dévouement pour moi c’est qu’il osa malgré mes défenses, retourner au travail après avoir changé de vêtements à la hâte ; il est à remarquer, qu’à partir de 200 toises au-dessus de mon moulin, et en remontant le cours de la rivière dans un espace d’un quart de lieu, la glace n’avait point crevé (5) et avait encore depuis 12 jusqu'à 15 pouces d’épaisseur. Cette forte nappe de glace retenait tous les glaçons amoncelés jusqu'à Montmorillon et l’aspect qu’ils présentaient offrait l’horrible tableau, en très grand relief, de l’épouvantable effet d’une mine face à d’immenses fortifications. La rivière, pavée de glaçons, une pointe en bas, et l’autre saillant de plusieurs pieds au-dessus de la surface de l’eau, ne paraissait en aucun lieu et coulait péniblement à travers ces masses avec un bruit sourd et lugubre. Ces montagnes de glaçons restèrent ainsi appuyées sur la nappe inferieure de glace, pendant plusieurs jours et tinrent, durant le temps de leur station, tous les habitants des bords d’aval de la Gartempe dans de continuelles alarmes. Si, par malheur, il eût plu, tout aurait été détruit et abimé jusqu'à d’énormes distances du lit de la rivière, parce que resserrée et comprimée, au point ou elle l’était, le fougueux débordement de ses glaçons aurait opéré la plus horrible dévastation mais, par une grâce particulière du ciel le temps fut toujours si doux que les glaçons, et la nappe de glace perdant chaque jour quelque chose de leur épaisseur et conséquemment de leur force destructive finirent par démarrer pendant la nuit du 21 au 22 sans causer le moindre dommage ni à mes moulins, ni à mes écluses quoique, par la nature de leur construction ils dussent nécessairement être exposés aux plus affreuses dégradations. Cette grâce est d’autant plus remarquable que plusieurs moulins et écluses de la plus grande solidité ont été ou entièrement détruits, ou considérablement dégradés par la débâcle des glaces. Vivement touché et pénétré de cette faveur divine, j’ai cru devoir en rendre le souvenir éternel dans ma famille. En conséquence j’ai gravé l’inscription suivante sur un tableau placé dans le salon de ma maison de la Contour.
« Le 14 janvier 1789 ce château (de la Contour) et toutes ses dépendances hydrauliques furent à la veille d’être entièrement détruits par la plus horrible débâcle de glaces dont il soit fait mention depuis la création du monde, et s’ils ont été préservés de cette destruction qui paraissait inévitable, on ne doit attribuer cette espèce de miracle qu’aux charités immenses que je ne cessai de répandre sur les habitants malheureux de mes terres pendant toute la durée du plus cruel et du plus long de tous les hivers après avoir rendu à Dieu de solennelles actions de grâces de ce bienfait signalé je me suis fait un devoir de religion d’en transmettre le ressouvenir à ma postérité afin de lui prouver que le meilleur moyen de mériter les faveurs du ciel est de se dévouer sans relâche au soulagement de l’humanité souffrantes ».
J’avais oublié de dire que les glaçons d’une dimension prodigieuse, comme de 30 et 40 pieds dans toutes faces sur 3 et 4 pieds d’épaisseur (6) ont été lancés, comme par explosion, jusqu'à des distances incroyables du lit de la rivière, qu’ils ont couvert toute la surface des prairies adjacentes, et coupés ou arrachés les plus gros arbres qui les bordaient. Il serait impossible d’évaluer au juste les pertes énormes que cette débâcle a occasionnées.
Inscription pour perpétuelle mémoire à ma postérité
Le 14 janvier 1789, le château et toutes ses dépendances hydrauliques furent à la veille d’être entièrement détruits par la plus effroyable de toute les débâcles de glace dont l’histoire fasse mention depuis la création du monde, et s’ils ont été préservés d’une destruction qui paraissait certaine et inévitable, on ne doit attribuer cette espèce de miracle qu’aux charités abondantes dont la divine providence permit que je devinsse le dispensateur pendant toute la durée du plus long et du plus cruel de tous les hivers. Après avoir à Dieu de solennelle actions de grâce de ce bienfait signalé, j’ai cru devoir en transmettre faire partager ma vive reconnaissance et de lui prouver que le plus sur moyen de mériter les faveurs du ciel est de soulager sans relâche l’humanité souffrante.
(1) Cette rivière prend sa source dans la marche, proche le bourg de Gartempe, dont elle a pris le nom. Elle coule d’abord de l’est à l’ouest, puis, tournant, tout à coup, du midi au nord, elle tombe, après un cours de 40 lieues, ou environ dans la Creuse à peu de distance de La Roche-Pozay. Dans les endroits où elle n’est point retenue par des écluses ou chaussées de moulin, la rapidité [note marginale de cette rivière] est considérable ; elle peut lui faire parcourir un pied, ou environ, dans une seconde ; sa largeur moyenne est de 35 toises, et sa profondeur d’une, deux et quelquefois de trois toises.
(2) Le thermomètre [suite de la ligne effacée]
(3) Depuis le 1er décembre jusqu’au 8 janvier, le baromètre marqua depuis 28 p 3 lig. jusqu'à 28 p 8 lig et le vent fut presque toujours nord-nord-est. Il est bon d’observer que mes deux thermomètres portent 80 degrés, depuis le point de la glace jusqu'à celui de l’eau bouillante et qu’ils sont dès lors conformes à [ ?] de l’observatoire de Paris.
(4) On compte, par là, deux lieues de la ville de Montmorillon au château de la Contour.
(5) Ce banc, ou nappe de glace, n’avait resté en place que parce que j’avais fait soigneusement entretenir le passage de mon bac, situé au-dessous. Ce passage, formant une solution de continuité, opéra la débâcle de la glace qui couvrait la rivière jusqu'à mon moulin ainsi isolée, elle fut entraînée par la rapidité qu’occasionna le gonflement des eaux et par l’attraction de l’ouverture des vannes du [effacé].
(6) Cette épaisseur extraordinaire avait été produite par l’amalgamation de plusieurs glaçons. »
(Transcription B. Poussard et B. Joyeux ; texte remis en orthographe actuelle, les notes ont été renumérotées en continu et regroupées en fin de texte ; V. Dujardin)
1 ligne = 1/12e de pouce ; en Poitou, 1 pouce = 2,707cm.