"M. Le Rieque de Monchy, instruit de notre empressement à rechercher, décrire, et faire graver tout ce qui concerne l'ameublement et l'ornementation ecclésiastiques du moyen âge, nous fit savoir que M. Benvignat, architecte de la ville de Lille, possédait un encensoir qui devrait nous intéresser. Sur cette assurance, confirmée par M. de Contencin qui connaissait l'objet, nous allâmes le lendemain, conduit obligeamment par M. Le Rieque de Monchy, voir cette pièce qu'on disait curieuse. M. Benvignat nous montra avec une singulière bienveillance tout ce qui rentrait dans nos études, et particulièrement l'encensoir. Nous ne pouvions pas nous attendre à trouver un si admirable objet. L'encensoir que nous avions vu à Trêves, ceux qui sont sculptés ou peints dans nos monuments, ceux que nous avions observés dans plusieurs églises de France ou dans quelques collections d'antiquaires, ne pouvaient pas nous donner une idée de l'encensoir de Lille. Théophile seul décrit des objets plus riches encore (1) ; mais, dans une description, on fait ce qu'on veut et nous avions jusqu'alors taxé Théophile d'exagération et de poésie. A notre sens, le moine didactique du XIIe siècle poursuivait un idéal qu'il était impossible à la pratique de réaliser. Lorsque nous avons vu de nos yeux et touché de nos mains cet idéal exécuté dans l'encensoir de Lille, notre amour pour le moyen âge a véritablement redoublé. M. Benvignat nous apprit qu'il avait trouvé cet objet dans la ferraille d'un marchand de débris, dans un tas de chaudronnerie à vendre, à fondre, à battre et à forger à neuf. Le jeune architecte, qui avait reconnu une perle dans ce fumier, demanda à l'acheter, en donna ce qu'on voulut, et emporta son petit trésor chez lui. En nous voyant admirer ce cuivre magnifique, M. Benvignat se félicita de nouveau d'avoir arraché à la destruction, pour cinq ou six francs, une belle œuvre d'art. Spontanément, et avec une bonté qui a droit à notre plus vive reconnaissance, M. Benvignat mit l'encensoir à notre disposition. Nous avions à peine espéré qu'on nous en laisserait prendre un dessin que M. de Contencin s'offrait obligeamment d'exécuter pour les "Annales archéologiques" ; M. Benvignat nous a envoyé l'objet même que nous possédons depuis quatre mois à Paris, que M. Viollet-Leduc a dessiné, que M. Gaucherel a gravé, et que nous avons fait mouler. Sur ce moulage qui sera réparé et complété, car malheureusement les ailes de l'ange, les trois chaînes et la boucle manquent, nous feront fondre et ciseler des encensoirs identiques, comme nous avons fait fondre la clochette romane à jour, comme nous avons fait exécuter le calice d'Hervée, qui sont de la même époque, époque véritablement souveraine, et, avec l'assentiment de M. Benvignat, nous les jetterons dans le commerce. Petit à petit, le calice d'Hervée chassera les calices modernes en tulipe, la clochette à jour de M. Querry couvrira la voix des sonnettes pleines et criardes de notre temps, et l'encensoir de M. Benvignat prendra la place de ces affreux vases qu'on nous fait aujourd'hui et qu'on ne sait comment nommer. Le meilleur moyen de faire une révolution dans l'art actuel en général, et particulièrement dans l'orfèvrerie, c'est probablement celui que nous prenons. Pour effrayer et mettre en fuite les chauves-souris, il suffit de faire du jour autour d'elles. Quand, chez nos orfèvres, bijoutiers et fondeurs, on verra, en regard des croix, chandeliers, calices, clochettes en encensoirs modernes, la copie rigoureuse de la croix de M. Labarte, des chandeliers de M. du Sommerard, du calice de Troyes, de la clochette de Reims, de l'encensoir de Lille, le prétendu art de ce temps-ci se sauvera pour ne plus revenir. Nous ferons savoir par les "Annales" l'époque où nous aurons de ces encensoirs et le prix auquel ils pourront revenir. Dieu veuille que d'ici à bientôt nous trouvions une navette de l'époque, d'un style et de la matière de cet encensoir. Si l'un de nos abonnés en connaissait, ce serait nous rendre un grand service que de nous en envoyer le dessin et la description, sinon l'objet lui-même.
L'encensoir de M. Benvignat devait inspirer M. Viollet-Leduc et M. Gaucherel. Le premier a fait un admirable dessin que le second a gravé admirablement. [...] Cet encensoir a juste la dimension de notre gravure : en hauteur 16 cent. 6 mil. (un peu plus de 6 pouces), et 10 cent. à son plus grand diamètre dans œuvre ; l'épaisseur n'est pas de 2 mil. au pied, elle n'atteint même pas 2 mil. dans tout le corps de l'objet. La cassolette proprement dite ou la cuvette pèse 275 grammes, le chapeau ou la partie supérieure 375 grammes ; en tout 670 grammes, c'est à dire pas une livre et demie. Voilà, avec une livre et demie de cuivre arrondi en deux sphéroïdes de 32 cent. de circonférence, et monté à 16 cent. 6 mil. de hauteur, ce que le moyen âge a fait. [...] Nous aurons donc la générosité de ne pas comparer cette orfèvrerie du moyen âge avec les lourds, pesants et laids encensoirs de vermeil donnés à la cathédrale de Reims par le roi Charles X à l'époque de son sacre ; ces énormes pièces ont coûté jusqu' 7.000 francs. Il est inutile de donner d'autres mesures de notre encensoir, puisque le dessin, qui est de grandeur naturelle, les porte avec lui. En cuivre jaune, fondu et ciselé, ce bel objet est complètement à jour ; il est probable que la partie inférieure, ou la cassolette proprement dire, contenait une doublure, une cuvette en métal plein, pour empêcher les cendres et les charbons de passer à travers les jours. Le pied est formé d'une rose à six lobes, comme les roses qui couronnent les fenêtres de la cathédrale de Reims. C'est un de ces encensoirs à trois chaînes et à trois compartiments, comme Innocent III et Guillaume Durand semblent les préférer pour une raison mystique, car ils y voient les trois unions du corps, de l'âme et de la divinité dans le Christ. L'ornementation végétale et animale rappelle exactement celle des chapiteaux de nos églises élevées à la fin du XIIe siècle ou au commencement du XIIIe. Ces oiseaux, ces dragons et ces lions, qui mordent deux à deux des rinceaux où ils s'embarrassent, où ils s'enchevêtrent, se retrouvent à peu près identiques sur les chapiteaux du chœur et du sanctuaire de Saint-Germain-des-Prés. [...] Dans le bas, au pied, c'est la rose à six lobes, l'ornementation purement géométrique ; au milieu, sur le ventre de la cassolette et du couvercle, c'est la végétation et l'animal ; dans le haut, c'est l'homme ; plus haut encore, tout au sommet, c'est l'ange. La calotte, en effet, se couronne de trois petits personnages accroupis regardant un ange assis sur un trône. Ces trois jeunes hommes, comme leur nom gravé sur les tranches le déclare positivement, sont les trois jeunes Hébreux qui vivaient en captivité à Babylone avec le prophète Daniel, du temps de Nabuchodonosor ; ils s'appellent : ANANIAS. - MISAEL. - AZARIAS. [...]Les trois jeunes Hébreux ayant refusé de fléchir le genou devant la statue d'or que Nabuchodonosor avait érigée sur une place publique, le roi de Babylone les fit précipiter dans une fournaise ardente. Mais le Seigneur leur envoya un ange qui commanda aux flammes de ne pas les toucher. Le quatrième personnage est donc cet ange ; il tient à la main gauche un objet circulaire, espèce de globe aplati que les anges byzantins tiennent presque toujours, et qui est appelé le sceau de Dieu. [...] Un encensoir, qu'on remplit de charbons ardents sur lesquels se consume l'encens, peut vraiment s'assimiler à une fournaise ; c'est une charmante, une profonde, une admirable idée que d'avoir ainsi représenté, comme sortant de cette petite fournaise et délivrés par l'ange de Dieu, les trois jeunes Hébreux de Babylone. [...]
L'inscription suivante, peu facile à comprendre et en trois vers hexamètres, est gravée sur la circonférence de l'encensoir, en bas de la partie supérieure, en haut de la partie inférieure : + HOC. EGO. REINERUS. DO. SIGNVM. QVID. MICHI. VESTRIS. EXEQVIAS. SIMILES. DEBETIS. MORTE. POTITO. ET. REROR. ESSE. PRECES. VRANS. TIMIAMATA. CHRISTO. Sur la gravure, on a la forme exacte des lettres avec les abréviations de certains mots et la ponctuation absolument telle qu'elle existe. [...] Comme toute la poésie latine de cette époque, ces vers sont embarrassés ; le moyen âge était fort mal à l'aise dans cette langue païenne de Rome, ainsi que Suger, dans "De administratione sua", en fournit plus d'une preuve. Quoi qu'il en soit, cette inscription, sauf meilleure explication qui nous serait donnée par nos lecteurs, et que nous publierions avec empressement, doit signifier ceci : "Moi, Reinerus, je donne ce gage. A moi, en possession de la mort, vous me devez quelques preuves semblables d'amitié. Les parfums qu'on brûle en l'honneur du Christ sont, à mon avis, des prières." Le prêtre, le moine Reinerus doit s'adresser à ses confrères et leur demander, en retour de ce présent, des prières après sa mort. Qu'était ce Reinerus ? Nous ne le savons pas, et nous ne le saurons peut-être jamais. / DIDRON."
(1) Théophile. Diversarum artium schedula.