Les aménagements hydrauliques de la vallée moyenne de la Vienne : la transformation d’un territoire
Au début du 20e siècle, la vallée moyenne de la Vienne connaît une importante mutation industrielle. L’Isle-Jourdain devient le cœur d’un projet hydroélectrique qui transforme durablement le paysage et l’économie. Associées à des centrales thermiques, puis à un second groupement de centrales hydrauliques sur le Taurion, ces usines ont participé à la production électrique du centre-ouest de la France.
Carnet du patrimoine
Publié le 9 juillet 2025
# Vienne, L’Isle-Jourdain, Millac
# Opération d'inventaire : Patrimoine industriel, Inventaire de la vallée de la Vienne, d’Availles-Limouzine à Valdivienne
# Usine hydroélectrique
# 1ère moitié 20e siècle
Maîtrisée dans le dernier quart du 19e siècle, l’énergie électrique se développe rapidement, que ce soit pour la production d’éclairage, moins dangereuse que le gaz, ou la production industrielle, en remplacement de la vapeur. En Poitou, la Manufacture d’armes de Châtellerault fait figure de pionnière en utilisant l’électricité pour éclairer ses ateliers à partir de 1882 [1]. La transformation de moulins en centrales hydroélectriques favorise le monde rural, qui avait moins bénéficié des installations au gaz que les centres urbains. C’est ainsi que le bourg creusois de Bourganeuf se dote d’un réseau d’éclairage électrique dès 1886 [2]. Dans le département de la Vienne, sept moulins sont transformés afin de produire de l’électricité : sur le Clain en 1898 (moulin de Lessart à Buxerolles), la Creuse en 1895 (La Roche-Posay), la Gartempe en 1892 (Saint-Savin), 1898 (Nalliers) et 1922 (moulin de la Roche-à-gué à Saint-Pierre-de-Maillé) et sur la Vienne, en 1892 (moulin de Villars à Persac) et en 1918 (moulin de Saint-Mars à Bonneuil-Matours).
L’ambition électrique de la Société des Forces Motrices de la Vienne
C’est à partir du moulin de Bonneuil-Matours que la Société des Forces motrices de la Vienne (SFMV) développe son réseau électrique dans ce département. Créée en 1914 par les ingénieurs Maximilien Franck [3] et Louis Blanchard, en collaboration avec des industriels du secteur de l’appareillage électrique, dont Albert et Ernest de Marchena [4], la SFMV produit déjà de l’électricité en Charente-Maritime, grâce à trois usines thermiques équipées de moteurs Diesel, construites entre 1916 et 1918 à La Rochelle, Saintes et Tonnay-Charente. Elle acquiert le moulin de Saint-Mars en 1918, le convertit en usine hydroélectrique qu’elle agrandit dès 1920. Cependant, la demande en énergie électrique est bien supérieure à la puissance que peuvent fournir ses quatre turbines de 1200 cv et la SFMV envisage un projet d’une toute autre ampleur. Les études de Maximilien Franck dans le sud de la Vienne mettent en évidence des caractéristiques favorables à l’installation de barrages. La rivière y coule sur un lit rocheux, encaissé entre des collines escarpées, offrant une dénivellation de près de 30 mètres entre Availles-Limouzine et le hameau de Chardes à L’Isle-Jourdain, et un bassin versant de près de 5 000 km².
Le projet initial prévoit l’exploitation de la hauteur totale de dénivellation en un seul point avec l’établissement en amont de l’Isle-Jourdain d’un barrage de 22 mètres de hauteur, et, près de Chardes, d’une puissante usine hydro-électrique qui, sous une chute de 29 mètres, pourrait produire environ 80 GWh par an. Jugé trop coûteux, le projet est remanié et prévoit finalement l’aménagement de trois chutes par des ouvrages de taille plus modeste.
Les trois sites retenus pour l’établissement des barrages ne sont pas vierges : trois moulins sont en activité sur la rive droite de la Vienne comme le montrent les cadastres napoléoniens de Millac et de L’Isle-Jourdain. Leur chaussée prend appui sur une île qui, dans le cas de La Roche et Chardes, divise la rivière en deux bras. Cette configuration naturelle sera exploitée par la SFMV lors de la construction des barrages dont les fondations s’appuient en partie sur ces îles.
Un projet en trois temps
Conçue comme un unique projet, la construction du « groupe de l’Isle-Jourdain » [5] s’enchaine entre 1918 et 1928. Le premier barrage est autorisé le 30 juillet 1917 par la Commission interministérielle des Métaux et des Fabrications de guerre sur la commune de Millac, au lieu-dit La Roche, aux portes de l’Isle-Jourdain. La construction démarre à partir de 1918, sur un avant-projet dessiné en 1917 par Le Corbusier, alors architecte-conseil de la Société d’Application du Béton Armé (SABA). Les entrepreneurs Jean et Georges Hersent réalisent les travaux entre 1918 et 1921 [6].
La SFMV, dont les frères de Marchena occupent les postes-clés [7], signe un accord avec la Maison Hersent dès mars 1920 pour la réalisation de la seconde centrale à Chardes. « Mais les relations se dégradent au début de l’année 1921, lorsque la Vienne [la SFMV] constate d’importants dépassements de devis. Ce dérapage est dû au contexte général d’inflation qui touche aussi bien les matériaux de construction que les coûts de la main-d’œuvre. Une fois achevée, le coût de revient de la centrale de l’Isle Jourdain est voisin de 15 millions de francs ce qui en fait une des plus chères réalisations pour une centrale de puissance moyenne. Alors que les travaux préparatoires de Chardes ont déjà commencé, la SFMV décide alors de geler son programme et de différer l’exécution du gros œuvre jusqu’à une période « où les conditions économiques seront plus stables et plus favorables et où il sera possible de faire des prévisions budgétaires avec plus de précision ». Hersent exige alors le remboursement de ses frais. » [8]
Au début de 1922, la SFMV décide la reprise des travaux et soumet la Maison Hersent à un nouvel appel d’offres. Mais celle-ci refuse de négocier et l’attaque en justice pour rupture de contrat. L’affaire se solde par une transaction à l’amiable qui oblige la SFMV à verser 255 000 francs à Hersent, ce qui conduit Ernest et Albert de Marchena à créer une filiale afin de conserver la maîtrise sur les travaux de construction. Les centrales de Chardes, construite de 1920 à 1926 et de Jousseau, de 1926 à 1928, seront donc réalisées par la Société Auxiliaire d’Entreprises électriques et de Travaux publics, appartenant à la SFMV.
Typologie et caractéristiques techniques des barrages du groupe de L’Isle-Jourdain.
Les trois barrages sont de type « barrage-poids », c’est-à-dire que leur propre masse suffit à résister à la pression de l’eau. Situé le plus en amont, le barrage de Jousseau (Millac) fait 203 m de longueur avec une hauteur de chute de 9 m. Sa retenue de 140 ha s’étend jusqu’aux Grands Moulins à Availles-Limouzine. Le barrage de La Roche (Millac) est long de 203 m, avec une épaisseur de 15 m à la base et 2 m en crête. Sa chute est de 11,5 m et la retenue couvre 112,6 ha. Enfin, le barrage de Chardes (L’Isle-Jourdain) a une longueur de 282 m, une épaisseur de 10,70 m à la base et de 2 m à la crête. Sa chute est de 8,10 m et sa retenue s’étend sur 35 ha.
Les ouvrages sont réalisés en béton armé. Les travaux dans le lit de la rivière sont rendus possibles par l’établissement de batardeaux composés de pieux et palplanches. Chaque barrage dispose d’ouvrages d’évacuation composés de trois vannes automatiques pour La Roche et Jousseau et quatre pour Chardes. Leur mécanisme à clapet basculant, contrepoids et balancier, aurait été installé pour la première fois en France à La Roche. Toutefois, après la crue exceptionnelle de 1923, on décide de renforcer ce dispositif par des vannes de type Stoney.
Une échelle à poissons est construite dans le prolongement du barrage de La Roche, mais elle ne semble avoir fonctionné que peu de temps [9].
Les usines hydroélectriques
Dessinée par Le Corbusier, l’usine de La Roche est la plus importante du groupe. Elle comprend, outre le barrage, la salle des machines, des bureaux, un poste de transformation, des logements pour le contremaître et les ouvriers, des garages et ateliers d’entretien. Elle se développe sur trois niveaux et présente une élévation à travées régulières, couverte d’un toit en terrasse. Les deux autres usines ne comprennent pas de logements ni de bureaux. Leurs élévations à travées, sur deux niveaux, sont couvertes de toits à longs pans en ardoise.
La centrale hydraulique de Chardes, qui dispose de la plus petite chute d’eau des trois, est couplée à une centrale thermique, venant soutenir la production en période d’étiage [10]. La présence du chemin de fer, et de la ligne Saint-Saviol-Le Blanc ouverte en 1891, et la proximité de la gare de L’Isle-Jourdain à 600 mètres de là ont favorisé cette installation. En février 1921, la SFMV obtient l’ouverture d’un embranchement particulier pour desservir le chantier du barrage et demande l’installation d’une grue à portique pour décharger le matériel destiné à l’usine.
A sa mise en service en 1921, l’usine de La Roche est équipée de turbines Francis à axe vertical d’une puissance de 2500 cv chacune. Elles sont remplacées en 1949-1950 par trois turbines à hélices Francis et une turbine Kaplan. En 1921, année de mise en fonctionnement, La Roche est raccordée au réseau déjà en service en Charente-Maritime par une ligne de 60 000 volts. Dès 1922, sa production dépasse les 12 GWh.
À Chardes en 1926, on installe trois turbines Francis fournies par Neyret-Beylier & Piccard-Pictet (Grenoble), et une turbine Kaplan des Constructions électriques de France (Paris) . Dans la centrale thermique, deux groupes de 6 000 kW étaient alimentés par quatre chaudières Garbe à tubes verticaux, chauffées au charbon pulvérisé.
À Jousseau, enfin, seules trois turbines Francis sont installées, mais d’une puissance unitaire supérieure. La production annuelle actuelle des trois usines est d’un peu plus de 63 GWh.
En 1929, avec la mise en service de Jousseau, la SFMV produit plus de 80 millions de kWh. Elle a déjà lancé des travaux sur le Taurion, un affluent de la Vienne, pour la création de quatre usines supplémentaires, entre Saint-Priest-Taurion (Haute-Vienne) et Châtelus-le-Marcheix (Creuse), qui seront mises en service en 1929 (Saint-Marc), 1931 (Châtelus) et 1933 (La Châtre et Chauvan). Les centrales sont reliées par un réseau de 238 km de lignes à 110 000 volts et 710 km de lignes à 60 000 volts, desservant en 1933 les départements de la Vienne, de la Charente-Maritime, des Deux-Sèvres, de la Charente, de la Haute-Vienne, de l’Indre et de la Creuse.
En 1946, la SFMV est intégrée à EDF. Aujourd’hui, 22 agents assurent l’exploitation et l’entretien du groupe hydroélectrique de l’Isle-Jourdain.
Ces aménagements ont profondément transformé le paysage et le territoire. Au total, les retenues d’eau ont ennoyé plus de 287 ha et pas moins d’une quinzaine de moulins ont cessé leur activité. Neuf d’entre eux ont totalement disparu sous les eaux, les autres subsistent à l’état de ruines. Le passage par bac et le gué de Jousseau ont également disparu, ainsi que les nombreuses îles qui parsemaient le cours de la Vienne. Les retenues créées par les barrages accueillent aujourd’hui des parcours de pêche prisés des amateurs. L’offre touristique des communes riveraines s’est développée autour de campings, d’activités de loisirs et de promenades en canoë, depuis Availles-Limouzine jusqu’au Vigeant.
Auteure : Myriam Favreau
[1] Moisdon Pascale. « Les réseaux et les énergies en Poitou-Charentes ». In Regards sur le Patrimoine industriel de Poitou-Charentes et d’ailleurs. Cahier du Patrimoine. Geste éditions. 2008. pp. 145-173.
[2] Decoux Jérôme, Miloux Yannick et Texier Catherine. « De l’imprimerie Plainemaison au FRAC Arthotèque Nouvelle-Aquitaine ». La Geste, 2025. p. 27.
[3] Aron Joseph Maximilien Franck est né le 3 mai 1866 à Gouhenans (Haute-Saône). Lors de son admission à Polytechnique en 1886, son père est industriel à Paris dans le 9e arrondissement. De confession juive, le mariage est béni le 23 juin 1897 avec Mélanie Marianne Dreyfus à la synagogue Victoire à Paris. Ils ont deux filles et un fils, Maurice (1900-1965), qui sera ingénieur des travaux publics. En décembre 1916, Maximilien Franck est nommé chevalier de la Légion d’honneur, en qualité de chef d’escadron au 22e régiment d’artillerie. Il décède à La Rochette (Savoie) le 17 juillet 1943
[4] Albert de Marchena naît en 1866 à Jacmel (Haïti). Il est ingénieur diplômé de l’Ecole Centrale. Son frère Ernest y enseigne l’électromécanique. Ils ont tous les deux travaillé à la Thomson. (JAMBARD, Pierre. « Un constructeur de la France du XXe siècle ; la Société Auxiliaire d’Entreprise (SAE) et la naissance de la grande entreprise française du bâtiment (1924-1974) », PUR, 2008).
[5] C’est la dénomination retenue par la SFMV dans ses documents de présentation édités en 1931 et 1939. (Sources : Archives du Groupe de Recherches Historiques et Archéologiques de l’Isle-Jourdain).
[6] Jean (1862-1946) et Georges (1865-1950) Hersent, Centraliens (promotions 1884 et 1886), ont repris l’entreprise de leur père Hildevert (1827-1903), spécialisée dans le domaine portuaire et qui contribua à la construction de grands ports sur tous les continents.
[7] Ernest de Marchena est secrétaire général de la Société et Albert administrateur délégué.
[8] JAMBARD, Pierre. « Un constructeur de la France du XXe siècle ; la Société Auxiliaire d’Entreprise (SAE) et la naissance de la grande entreprise française du bâtiment (1924-1974) », PUR, 2008
[9] Elle était notamment prévue pour les salmonidés, dont les frayères étaient encore actives dans la Vienne, depuis Availles-Limouzine.
[10] L’étiage est le débit minimal d'un cours d'eau, correspondant statistiquement, sur plusieurs années, à la période de l’année où son niveau atteint son point le plus bas. Pour la Vienne, le débit d’étiage mensuel d’occurrence 5 ans observé à Civaux est de 13.8 m3/s. A l’époque de la construction des barrages ce débit était inférieur, mais la construction de la centrale nucléaire de Civaux contraint aujourd’hui EDF à assurer un soutien d’étiage de 10m3/s. Cette régulation se fait grâce aux barrages de Vassivière en Haute-Vienne.
Ressources documentaires
Dossiers d'inventaire
-
Centrale hydroélectrique et thermique de Chardes
DossierDossier d'oeuvre architecture
Cette centrale hydroélectrique est construite en 1926 pour la Société des forces motrices de la Vienne fondée en 1914 puis intégrée à EDF en 1946. Le barrage mesure 270 m de long avec une chute de 8, 10 m et une retenue couvrant 35 ha ...
Centrale hydroélectrique et thermique de Chardes
-
Titre : Centrale hydroélectrique et thermique de Chardes
-
Période : 2e quart 20e siècle
-
Localisation : Vienne , L'Isle-Jourdain , $result.adressePrincipale
-
Date d'enquête : 1995
-
Auteur du dossier : Pouvreau Pascale
-
Copyright : (c) Région Nouvelle-Aquitaine, Inventaire général du patrimoine culturel
-
-
Centrale hydroélectrique de Jousseau
DossierDossier d'oeuvre architecture
La centrale hydroélectrique de Jousseau est construite entre 1926 et 1928 par la Société des forces motrices de la Vienne fondée en 1914, puis intégrée à EDF en 1946. Cette usine fait partie du groupement de La Roche qui compte 5 centrales sur la Vienne ...
Centrale hydroélectrique de Jousseau
-
Titre : Centrale hydroélectrique de Jousseau
-
Période : 2e quart 20e siècle
-
Localisation : Vienne , Millac , $result.adressePrincipale
-
Date d'enquête : 1995
-
Auteur du dossier : Pouvreau Pascale , Favreau Myriam
-
Copyright : (c) Région Nouvelle-Aquitaine, Inventaire général du patrimoine culturel
-
-
Centrale hydroélectrique de la Roche
DossierDossier d'oeuvre architecture
Cette centrale hydroélectrique est construite à partir de 1918 et mise en service en 1921 pour la Société des forces motrices de la Vienne d'après un avant-projet de Le Corbusier, architecte conseil de la SABA, Société d'Application du Béton Armé, par les entrepreneurs Jean et Georges Hersent ...
Centrale hydroélectrique de la Roche
-
Titre : Centrale hydroélectrique de la Roche
-
Auteur de l'oeuvre : Hersent Jean Hersent Georges
-
Période : 1er quart 20e siècle , 2e quart 20e siècle
-
Localisation : Vienne , Millac , $result.adressePrincipale
-
Date d'enquête : 1995
-
Auteur du dossier : Pouvreau Pascale , Huet Julie , Ragot Gilles
-
Copyright : (c) Région Nouvelle-Aquitaine, Inventaire général du patrimoine culturel
-
Bibliographie
-JAMBARD, Pierre. « Un constructeur de la France du XXe siècle ; la Société Auxiliaire d’Entreprise (SAE) et la naissance de la grande entreprise française du bâtiment (1924-1974) », PUR, 2008
-ROUSSEAU, Jeanne, avec la collaboration de BERNARD, Pierre. « La Vienne et ses barrages à l’Isle-Jourdain ». In Bulletin du Groupe de Recherches Historiques et Archéologiques de l’Isle-Jourdain n°20, 2010. p. 101-158
-LAVERRET, Michel. « Les assises géologiques des barrages de La Roche, de Chardes et de Jousseau ». In Bulletin du Groupe de Recherches Historiques et Archéologiques de l’Isle-Jourdain n°20, 2010. p. 159-169.
-ROUSSEAU, Jeanne et LAVERRET, Michel. « Documents photographiques inédits de la construction des barrages de La Roche, Chardes et Jousseau » In Bulletin du Groupe de Recherches Historiques et Archéologiques de l’Isle-Jourdain n°21, 2011. p. 99-118 et n°24, 2015. p. 73-98.