L'usine Léonide Lacroix (vers 1888-1890) : Stratégie de la récupération et adaptation aux contraintes. Extrait de Laroche, Claude. Le site du Centre National de la Bande dessinée et de l'Image à Angoulême, 1985.
La vocation papetière du quartier Saint-Cybard est désormais bien connue. Bien qu'on la sache principalement implantée, probablement pour des raisons de fabrication, directement le long de la Charente, l'extrémité ouest du site qui nous intéresse appartenait dès le début du XIXe siècle à des papetiers bien connus sur la place d'Angoulême. En 1827 par exemple, les parcelles correspondant à l'ancien logis abbatial et à la cour (B 134 et 135 de l'ancien cadastre) appartenaient à Laroche père, fabricant de papier, et Antoine Lacroix, également fabricant de papier (? 1841) possédait les parcelles contiguës, à l'ouest de la cour (B 136 à 140, fig. 19). Les deux propriétés, du fait de mariages entre les deux familles seront d'ailleurs très vraisemblablement réunies plus tard. Jean Lacroix, également fabricant de papier (1804-1881) succède à son père au même endroit, et c'est enfin Antoine (dit Léonide) Lacroix (1832-vers 1910), fils de ce dernier qui prend sa suite dans l'entreprise. C'est Léonide Lacroix qui, ressentant probablement l'inadaptation des locaux, lancera vers 1888-1890 une vaste opération de reconstruction afin de pouvoir disposer des vastes ateliers nécessaires à la rationalisation de l'entreprise. Des travaux de démolition sont entrepris, mais qui épargnent à peu près complètement les rez-de-chaussée, caves et voûtes diverses de l'ancienne abbaye, puis une reconstruction générale a lieu, intégrant donc ces restes abbatiaux, occupant au maximum les parcelles et remplissant les espaces libres en s'alignant sur l'avenue de Cognac et sur la place Dunois.
Ainsi sont principalement créés, à l'étage, deux vastes ateliers séparés par un mur qui surplombe le mur d'appui sud du passage voûté du rez-de-chaussée, ateliers séparés de celui-ci par des entresols situés de part et d'autre du passage et dont celui du sud est au rez-de-chaussée de l'avenue de Cognac.
Malgré l'absence, pour l'instant, de documents d'archives permettant de confirmer l'hypothèse, de nombreux indices tendent à accréditer, avec les réserves d'usage, ce travail de reconstruction à l'architecte Edouard Warin (similitudes frappantes avec les réalisations connues de cet architecte (voir photos 20 à 22), quelques écoles d' Angoulême notamment, ainsi que son marché couvert dont certains détails significatifs de structure sont identiques à ceux mis en oeuvre dans l'usine Lacroix ; le vocabulaire formel du bâtiment semblant de façon plus générale s'intégrer parfaitement aux préoccupations et aux recherches de Warin).
EDOUARD WARIN (1837-1911)
Le début de la carrière de l'architecte Edouard Warin est indissociablement liée à celle du désormais bien connu Paul Abadie (1812-1884), du moins de la partie de celle-ci qui se déroule à Angoulême et dans sa région. Abadie, futur auteur des plans du Sacré-Coeur de Montmartre (Voir : Entre archéologie et modernité : Paul Abadie, architecte, 1812-1884, catalogue d'exposition. Sous la direction de C. Laroche, Angoulême, Musée municipal, 1984) est architecte diocésain d'Angoulême et à ce titre restaure la cathédrale (1850-1875). Il construit et restaure dans la région un nombre considérable d'édifices, citons simplement pour Angoulême la construction des église Saint-Martial (1849-1856), Saint-Ausone (1856-1868), les travaux d'agrandissement du lycée (vers 1862-1867) et surtout la construction de l'imposant hôtel de ville (1854-1869) pour laquelle Abadie nomme inspecteur des travaux le jeune Warin en juin 1859. En effet, Abadie, vivant et travaillant à Paris, se faisait représenter pour ses chantiers, à peu près tous provinciaux, par un certain nombre d'architectes (un ou deux par région) qui jouaient le rôle d'inspecteur des travaux et qui étaient chargés, en même temps que de la surveillance du chantier, des mille et une tâches requises par la conduite des travaux : contact avec les entrepreneurs, les sculpteurs, dessins divers... Abadie de son côté leur envoyait les détails d'exécution permettant de préparer le travail de l'appareilleur et demande souvent à ses inspecteurs le relevé de telle ou telle partie de l'édifice à restaurer ou à achever pour pouvoir donner de nouveaux détails d'exécution. En dehors de la simple réponse à des nécessités matérielles, ce mode de travail n'était pas sans arrière-pensée pédagogique : celle de former " sur le tas " un certain nombre d'élèves et de diffuser par là une conception de l'architecture patiemment élaborée par Abadie au contact des édifices, médiévaux, parallèlement aux recherches de Viollet-le-Duc, son contemporain ; conception plus ambiguë chez le premier que chez le second mais qui se situe malgré tout du côté du rationalisme.
Warin est donc de ces émules (sur Warin, voir les recherches de M. -P. Bault, dans Le château d'Angoulême et l'hôtel de ville d'Abadie, mémoire de maîtrise Bordeaux III, dir. P. Roudié, 1980) et, après l'hôtel de ville d'Angoulême, devient inspecteur des travaux d'Abadie pour l'en-semble de ses travaux dans la région et occupe à partir de 1864 le poste officiel d'inspecteur des travaux diocésains. Il subit donc très fortement, à force d'en copier les dessins et d'en surveiller l'exécution, l'influence de l'architecture de son maître. Cette influence, conjuguée avec le poids d'une archéologie non encore dépassée, se retrouve nettement dans une de ses premières grandes réalisations : l'église Saint-Cybard à Angoulême (proche de notre site, mais située de l'autre côté de la Charente, photo 20).
Architecte de la ville de 1868 jusque vers 1890, il construit à Angoulême pendant toute cette période un certain nombre d'édifices dont plusieurs écoles et, à partir de 1886, le marché couvert de la place des Halles qu'il réalise conjointement avec un ingénieur de Limoges, Eugène Pommier (voir photos 21, 22). Architecte du département de la Charente à partir de 1869, il y réalise quelques édifices publics. En outre, certains immeubles d'Angoulême doivent pouvoir lui être attribués.
L'intervention de Warin aux usines Lacroix (sous réserve de l'exactitude de notre attribution) se situe à un moment de sa carrière où il ne travaille plus pour Abadie, mort depuis 1884, et après un parcours personnel au cours duquel, au contact de programmes que n'avait pas eu à traiter son maître, des écoles par exemple, il peut se départir de l'influence de celui-ci et forger un langage propre, dans lequel, si quelques éléments du vocabulaire " abadien " persistent, ils sont repensés par rapport aux exigences de la logique du programme et de la construction. Ceci se fait à l'instar de nombre d'architectes de cette époque qui ont su dépasser les ambiguïtés et les hésitations des premiers " rationalistes néo-médiévaux ", tels Abadie ou Viollet-le-Duc, et, au contact de programmes riches en exigence fonctionnelles neuves, tels précisément les bâtiments industriels ou scolaires, ont pu développer un langage rationaliste clair, presque didactique, où les exigences de la structure, les nécessités de construction, sont exprimées avec netteté, soulignées parfois jusqu'à l'emphase.
Cela donne chez Warin de beaux exemples d'architecture " Jules Ferry " pour plusieurs écoles construites à ce moment-là à Angoulême. Cela donne également la belle structure métallique et le beau volume intérieur du marché couvert, oeuvre où la science de l'ingénieur entre pour une grande part, légitimée cependant sur le plan de l'architecture par un vocabulaire à l'historicisme mesuré. La réalisation de l'usine Lacroix suit d'ailleurs de près celle du marché couvert ; on retrouve dans les ateliers de l'étage de l'usine les mêmes fermes à la Polonceau, les mêmes lanterneaux, le même lambrissage des sous-faces qu'au marché et il est possible qu'Eugène Pommier, ingénieur limougeaud, associé à Warin pour la halle, ait également apporté là sa collaboration.
LE BÂTIMENT
Dans le détail, ces deux ateliers de l'étage, éléments principaux du bâtiment de 1890, s'organisent de la façon suivante : celui situé au sud, côté avenue de Cognac, de forme oblongue à l'extrême irrégularité commandée par les contraintes du terrain et des descentes de charges sur le rez-de-chaussée, est malgré tout systématisé par son organisation en deux " nefs " parallèles à la toiture à lanterneaux portée par des fermes à la Polonceau classiques qui reposent, entre les deux nefs, sur une rangée de poteaux en fonte, " architecturés " par la présence de socles et de chapiteaux dont la saillie reçoit les équerres des fermes. La présence de murs de support biais par rapport à cette trame se résoud par la mise en oeuvre de fermes réduites (photos 30, 31). L'atelier situé au nord, de plan massé, répond au problème de la limitation des supports par l'adoption d'un parti spectaculaire, à savoir la présence d'un poteau en fonte, central et unique, sur lequel viennent s'articuler, rayonnantes, cinq fermes à la Polonceau qui soutiennent trois corps de toiture à deux pans chacun (photo 29), parti qui n'est pas sans rappeler, au moins visuellement si ce n'est complètement dans le fonctionnement de la structure, les voûtes en éventail dont Viollet-le-Duc préconise l'adoption pour la couverture de vastes espaces, transposition métallique des modèles gothiques anglais (E. Viollet-le-Duc, Entretiens sur l'architecture, t. II, Paris, Morel, 1872, p. 134 et suiv. et planche XXVI).
Pour ce qui est des élévations, c'est encore là à l'étage que le traitement est privilégié, traitement qui s'organise autour d'un module d'ouverture répété et juxtaposé de façon différente suivant les façades (photos 24 à 28). Ce module consiste en une baie d'environ 2,10 m de largeur pour environ 3 m de hauteur (allège comprise) couverte par un arc segmentaire et dont les piédroits et l'arc sont formés d'assises et de claveaux de brique et de pierre en alternance et de façon égale, trait d'écriture très fréquent chez Warin. La clef de l'arc est légèrement pendante et traitée en bossage. L'allège est en pierre, décorée d'un motif de deux tables juxtaposées. La baie étant inscrite dans une embrasure en arcade, au premier rouleau de l'arc se superpose un second, dont le corps de moulures retourne verticalement de part et d'autre de la baie et s'arrête à la hauteur de l'assise du sommier de l'arc. L'ensemble piédroit-allège-premier rouleau est donc en retrait par rapport au nu de la façade. Sur l'élévation de la place Dunois et sur celle de l'avenue de Cognac, ce décrochement entre les baies relativement rapprochées forme des pilastres dont le chapiteau reçoit le retour de l'archivolte de l'arc, la façade donnant de ce fait l'impression d'une arcature (photos 24 et 25). Il en est de même pour les façades donnant sur la cour, avec cependant un pilastre traité plus simplement (photo 27). En revanche, l'organisation de la façade de la rue de Bordeaux est différente : le module de baie est le même, mais le trumeau, plus large, n'est plus traité en pilastre et le retour de l'archivolte de l'arc repose ici sur un petit motif en surplomb porté par deux modillons (photo 24).
La différence de traitement entre les façades ne concerne pas seulement le niveau des ateliers, mais également les rez-de-chaussée et les entresols, et découlent des contraintes offertes par les éléments anciens intégrés dans le bâtiment nouveau, ainsi sur la rue de Bordeaux où le rez-de-chaussée ancien a entraîné la mise en oeuvre d'un niveau d'entresol. Le rez-de-chaussée de la place Dunois est d'un traitement simple, sans liaison particulière avec un étage avec lequel il offre une approximative égalité de hauteur de niveau et de taille d'ouvertures un peu gênante. La travée centrale de ce rez-de-chaussée est soulignée par un léger décrochement dans lequel s'ouvre la porte, décrochement dont l'effet est renforcé par la présence pour cette travée d'une série de modillons portant le bandeau de séparation entre les deux niveaux. Cette travée centrale est encore privilégiée par son couronnement par un édicule à fronton, ailerons et acrotères, que l'on peut comparer aux nombreux amortissements de la même époque présents aux façades des édifices publics (et portant par exemple les horloges des gares). A noter ici la présence en décoration d'un cordon de la Légion d'Honneur qui est un hommage à Jean (dit Justin) Lacroix, père de Léonide, chevalier de cet ordre et ancien adjoint au maire (photo 26). La façade sur l'avenue de Cognac connaît un parti autre, probablement plus puissant et plus intéressant. Du fait de la dénivellation, le rez-de-chaussée est d'une hauteur plus réduite, traité avec des refends et lié avec l'étage par la présence de pilastres en faible saillie supportant, par deux consoles, les pilastres du niveau des ateliers. La corniche est également traitée de façon légèrement différente, soutenue par une frise d'arceaux à la connotation médiévale (photos 25 et 28).
Exemple significatif de la production d'une génération bien particulière d'architectes, le " bâtiment Lacroix " a tout à fait sa place dans l'histoire de l'architecture : l'utilisation adéquate du fer et de la fonte, le mode de couvrement des baies par des arcs segmentaires diminuant les problèmes de stabilité, l'utilisation d'oppositions de matériaux, pierre et brique, plus dans un souci d'affirmation de la structure que dans un souci de rappel historique (il ne s'agit pas de faire ici du " néobrique et pierre " XVIIe), la résolution des problèmes d'éclairage et de réduction des supports, ainsi que la personnalité de son probable auteur, tout situe l'édifice dans un souci de rationalité. Mais c'est un souci qui n'exclut pas - c'est ce qui fait aussi sa richesse et son intérêt - les exigences du prestige et de la représentation. En témoignent la présence et l'iconographie de l'amortissement de la façade de la place Dunois ; en témoigne également l'écriture finalement assez riche et monumentale des façades des ateliers, littéralement donnés à voir depuis l'extérieur, et traduisant cependant une dichotomie probable entre le travail de l'ingénieur et celui de l'architecte.
Mais l'intérêt du bâtiment Lacroix est aussi ailleurs. Dans les qualités spatiales de ses ateliers qui offrent des potentialités appréciables pour le futur Centre national de l'Image, bien sûr, mais aussi dans son mode d'approche des contraintes. Stratégie de la récupération, a-t-il été dit en titre. En effet, il n'était pas innocent de vouloir, pour un bâtiment aux exigences fonctionnelles probablement pressantes, conserver des souvenirs architecturaux plus encombrants qu'utilitaires (la personnalité de Warin, formé au contact de l'archéologie médiévale et lui-même restaurateur d'églises romanes charentaises est peut-être pour quelque chose dans ce choix). Il en résulte de passionnants efforts d'adaptation aux contraintes, comme l'usinage sur mesure des pièces métalliques qui s'appuient sur un mur biais etc.. De là, l'effet, toujours irrésistible, que donne la superposition d'une trame ordonnée sur une base irrégulière, de là également d'intéressantes sensations de strates que donne la superposition visible de plusieurs époques les unes sur les autres (notamment dans la cour), ainsi que certains effets théâtraux indéniables, comme la vision inattendue du passage voûté que l'on a dès le franchissement de la porte de la place Dunois.
La réussite de cette adaptation aux contraintes, faite d'un respect pour l'existant qui n'exclut pas l'affirmation du présent et de ses contingences, est peut-être le meilleur enseignement que l'on puisse tirer de ces remarques pour le futur du site.
LES AUTRES BATIMENTS " POST-ABBATIAUX "
En dehors des deux grands pôles que représentent la brasserie Maurer et l'usine Lacroix, de petites unités de construction, rattachées ou non à ces deux ensembles, sont venues à plusieurs endroits s'implanter sur le site depuis la fin du XVIIIe siècle (Voir les différentes phases d'évolution du plan-masse, plan 6). Ainsi la belle façade néo-classique qui, dans l'ancienne propriété Charbonnaud, vient barrer la cour (dénommée " maison 2 " dans le rapport du C.E.T.E.), façade à trois travées et deux niveaux que l'on doit pouvoir dater de 1825-1830 (photo 45). De la même époque, il faut signaler dans ce chapitre, bien qu'il remploie dans ses parties basses des éléments de l'ancienne abbaye, le bâtiment de l'ancienne propriété Champigneulles (" maison 1 ") qui, reconstruit au début du XIXe siècle à partir de l'ancien réfectoire abbatial devenu église, présente sur la rue de Bordeaux une étonnante façade à 4 travées (il y en avait 6 avant la construction de la brasserie) chacune formée d'une grande baie rectangulaire surmontée d'une corniche et, immédiatement au-dessus de celle-ci, d'une baie en demi-cercle, de diamètre égal à la largeur de la baie inférieure (Photo 46. Peut-être l'une ou/et l'autre de ces deux constructions pourraient-elles être attribuables à l'architecte néo-classique Paul Abadie père, 1783-1868, père de l'architecte du Sacré-Coeur, auteur entre autres à Angoulême du Palais de justice et de l'église Saint-Jacques de l'Houmeau et dont on sait (Arch. communales Angoulême) qu'il a réalisé des constructions sur le site).
Revenant dans l'ancienne propriété Charbonnaud, il faut signaler les deux maisons donnant sur l'avenue de Cognac (" maisons 4 et 5 ") que l'on peut dater respectivement d'environ 1830-1840 et 1850, et qui donnent de bons exemples de types courants à cette époque et dans cette région. A proximité, un bâtiment allongé offre sur 3 niveaux 6 travées aux ouvertures encadrées par des bandeaux (" maison 3 "). On doit pouvoir le dater d'environ 1850-1860.
S'appuyant sur cette maison et sur le mur surhaussant l'ancien mur ouest du cloître, on trouve le vaste espace à toiture à deux pans portée par une intéressante charpente à fermes bois et métal (photo 47). Le fait que cette charpente et celle, contiguë qui recouvre la salle E de la brasserie, soient relativement récentes (elles semblent toutes deux postérieures à la construction de la brasserie) n'enlève rien à leurs qualités plastiques propres et à la qualité de leur espace qui les rend propices à une réutilisation.