Franchir la Vienne : des gués aux ponts, mille ans d’histoire des traversées
Perçue comme voie de communication lorsqu’elle est navigable, la rivière constitue un obstacle à franchir pour les voyageurs et les marchandises, surtout lorsque son cours est irrégulier et, par endroits, parsemé de rochers comme c’est le cas pour la Vienne. Des points de franchissement ont cependant toujours été possibles, avec des modes de traversée qui ont évolué, co-existant parfois pendant plusieurs siècles. Leur étude est plus ou moins complexe selon les traces qu’ils ont laissées dans le paysage et dans les archives, depuis les gués seulement repérables à la toponymie, jusqu’aux ponts toujours en élévation et richement documentés car toujours empruntés.
Carnet du patrimoine
Publié le 13 octobre 2025
# Vienne : Availles-Limouzine, Le Vigeant, Millac, L’Isle-Jourdain, Moussac, Queaux, Persac, Gouex, Mazerolles, Lussac-les-Châteaux, Civaux, Valdivienne
# Opération d'inventaire : vallée de la Vienne
# Pont, bac, port, gué, viaduc
# Moyen Âge, Temps modernes, Époque contemporaine
Franchir la Vienne à pied... presque sec !
Le passage à gué est le mode de franchissement le plus simple à mettre en œuvre puisqu’il est gratuit et ne nécessite l’emploi d’aucun matériel. Une enquête menée par l’ingénieur en chef du département de la Vienne en 1825 indique qu’en période de basses eaux la profondeur des eaux de la Vienne n’excède pas 40 à 50 cm « sur les nombreux maigres et gués qu’on trouve en son lit […] » [1], ce qui permet un passage à pied ou à cheval. Retrouver l’emplacement précis de ces gués n’est pas chose facile aujourd’hui, le cours de la rivière ayant beaucoup évolué après l’installation de trois usines hydroélectriques dans le sud du département et la construction du barrage de Vassivière, destiné à réguler le cours de la Vienne et sécuriser les centrales nucléaires de Civaux et de Chinon. D’autre part, ces passages n’étant pas particulièrement aménagés, ils n’ont pas laissé de traces physiques aisément repérables dans le paysage. Il faut se fier aux indices laissés dans la toponymie et sur les plans cadastraux napoléoniens pour en retrouver l’emplacement.
Six passages à gué ont ainsi été identifiés entre Availles-Limouzine et Valdivienne :
- le gué de Jousseau à la frontière d’Availles-Limouzine et Millac, qui co-existe sur le cadastre napoléonien avec un bac ;
- le gué de Chardes (L’Isle-Jourdain) uniquement matérialisé sur le plan cadastral par une ligne de pointillés reliant le moulin de Chardes au chemin des Jarriges sur la rive gauche, commune du Vigeant ;
- le gué de Moussac reliant les deux rives de la commune ;
- le gué de Queaux situé sur une ancienne voie gallo-romaine menant de Poitiers à Limoges et dont la chaussée était pavée ;
- le gué de la Biche ou du Pas de la Biche, où, selon l’Histoire des Francs de Grégoire de Tours, Clovis et son armée auraient miraculeusement traversé la Vienne en crue, grâce à la présence d’une biche qui leur aurait indiqué l’emplacement du gué, pour défaire ensuite Alaric II, roi des Wisigoths ;
- et enfin, le gué de la Prunerie, situé au nord de Saint-Martin-la-Rivière, identifiable dans la toponymie locale (chemin du gué).
Ces passages n'étaient cependant guère praticables que quelques semaines dans l'année. Toujours selon l’ingénieur en chef en 1824, la vitesse du courant, faible lors des basses eaux, devient importante en eaux moyennes et extrêmement forte en période de crues. Ces dernières peuvent survenir rapidement. Seules les périodes d’étiage en été et les périodes d’embâcle, assez régulières en hiver, pouvaient permettre les passages, tout comme sur la Loire ou les affluents de la Vienne. D'autres passages, notamment sur les chaussées des moulins, devaient être possibles lors de ces mêmes périodes. Ces phénomènes restaient toutefois dangereux et le passage par ce moyen peu sûr.
Franchir sur l'eau : les passages par bac
Attestés depuis presque aussi longtemps que les gués, les passages par bac permettent de franchir la Vienne tout au long de l’année, par quasiment tous les temps. Ils ont été employés sur de très longues périodes, perdurant jusqu’à ce que la route et l’automobile les rendent inusités. Comme les gués, ils ont laissé peu de traces visibles, en dehors de quelques aménagements, et il faut se référer à la toponymie pour les identifier. Sur les 14 bacs repérés entre Availles-Limouzine et Valdivienne, la moitié sont situés dans des lieux-dits dénommés « Port » ou « Le Port » [2]. A Lussac-les-Châteaux, le hameau du port est mentionné dans les chartes du tout début du 11e siècle.
La cartographie des bacs montre que toutes les communes étaient desservies au moins par un passage de ce type avant la Révolution. Son absence à L’Isle-Jourdain s’explique par la présence d’un pont dès l’époque médiévale. A Lussac, le bac est mentionné en 1398, sans doute en remplacement du pont médiéval, détruit pendant la guerre de Cent Ans.
A partir de 1724, la Commission des péages supprime quelques passages par bac, confirme les autres et fixe les tarifs de passage, dans une tentative de contrôler les excès. Le régime des eaux est pris en compte et trois catégories de tarifs co-existent : un pour les basses eaux, un second lorsque la rivière est dite « grosse » c’est-à-dire que le gouvernail est nécessaire ; et enfin le dernier lorsque la rivière est à « pleine rive » et qu’il faut six hommes pour manœuvrer. D’une manière générale, il est plus onéreux de traverser au nord, entre Lussac et Valdivienne, qu’au sud, où cette distinction en fonction des conditions de traversée n’existe pas. Pour une voiture à deux roues, attelée de deux chevaux ou bœufs, il faut compter de 4 à 16 sols en fonction des conditions météo aux bacs de la Prunerie, Toulon et Cubord, contre 3 sols au port de Salles et 5 à Availles-Limouzine, par tous les temps. Après la Révolution, le service est organisé en ferme, contrôlée par l’Etat. L’administration des Ponts et Chaussées procède aux adjudications et aux visites semestrielles. Ce sont également les ingénieurs des Ponts qui établissent les plans et devis pour la construction des bacs et bateaux. Les fermiers disposent de trois types de bateaux, tous amphidromes (identiques à l’avant et à l’arrière) : le grand bac, appelé charrière ou passe-voiture, qui fait en moyenne 11 m de long et 3,5 m de large au milieu ; le bateau passe-cheval ou moyen bac, d’une moyenne de 8m de long sur 2,5 m de large et le batelet, appelé parfois futret, qui ne passe que des voyageurs à pied et mesure plus ou moins 6 m de long sur 1 m de large. Tous ces bateaux sont « garnis » de chaînes, de cadenas, de perches ferrées pour les manœuvrer, et de pontons, cales ou tabliers d’abordage permettant d’accoster. Les trailles, chaînes fixées d’une rive à l’autre et qui guident le bateau et permettent de limiter le nombre de mariniers, ne font leur apparition qu’à partir de 1850 semble-t-il.
Les visites semestrielles des ingénieurs font état d’accidents réguliers. Leur grande majorité survient lors de crues et n’a d’incidence que sur le matériel. Mais parfois, la négligence d’un batelier ou l’imprudence d’un voyageur entraînent des accidents plus graves, voire mortels, comme celui qui arriva en 1877 à Saint-Martin-la-Rivière et qui se conclut par la noyade d’un passager. A partir du dernier quart du 19e siècle, les passages par bacs ne rapportent plus suffisamment et les adjudications sont de plus en plus souvent infructueuses. Ils sont progressivement remplacés par des ponts jusqu’au début du 20e siècle. Aujourd’hui, les passages par bacs trouvent un regain d’intérêt, notamment dans les lieux touristiques. Deux ont été remis en service très récemment, sous forme de bacs à chaînes : celui de Queaux qui fonctionne depuis l’été 2024 et celui du Port de Salles reliant Le Vigeant et Millac, inauguré le 30 juillet 2025.
Franchir par-dessus la rivière : les ponts
Si on sait construire des ponts depuis l’Antiquité, les difficultés de mise en œuvre et les coûts de construction dans une rivière capricieuse comme la Vienne ont longtemps limité le nombre d’ouvrages. Dans son article sur les ponts médiévaux en Haut-Poitou, René Crozet en dénombre six entre Confolens et Châtellerault, dont la moitié ont été détruits et remplacés par des ouvrages modernes [3].
Le seul pont de l’époque médiévale encore en élévation entre Availles-Limouzine et Valdivienne est celui de L’Isle-Jourdain. Il relie cette commune à celle du Vigeant, sur la rive gauche, et dessert un îlot rocheux sur lequel les seigneurs de L’Isle ont installé leur château à partir de la fin du 11e siècle. On a la certitude que ce pont était construit en pierre et en bois au 16e siècle, et probablement était-ce le cas auparavant. Détruit vers 1530, il est reconstruit en 1545, puis de nouveau en 1729, sur des plans de l’ingénieur des Ponts et Chaussées Gendrier. Les plans dressés avant les importants travaux de consolidation des années 1823-1829, montrent qu'il était composé de 11 travées, dont une arche centrale couverte en anse de panier et une arche sur la rive droite, couverte en arc brisé. Le reste des piles était relié par des structures en bois. C’est au moment de ces travaux que les charpentes sont remplacées par les arches en pierre qu’on peut voir aujourd’hui.
Un pont sur la Vienne a existé aux abords de Lussac-les-Châteaux et on en trouve la trace dans les archives en 1202. Selon René Crozet, il se situait au niveau du hameau du Pont, commune de Mazerolles, et aurait été détruit pendant la Guerre de Cent Ans. Effectivement, à partir de 1398, le passage ne semble plus s’effectuer par le pont mais par un bac. Il est peut-être arrivé la même chose au pont d’Availles-Limouzine, s’il a existé. Il est mentionné par Robert du Dorat, repris plus tard par Dom Fonteneau, mais n’apparaît pas dans d’autres sources médiévales. Un projet de fouilles archéologiques au pied d’une structure maçonnée en rive droite et dans le lit de la Vienne pourrait nous en apprendre davantage sur son existence dans les mois qui viennent.
Au début du 19e siècle, la consolidation de l’ancienne route royale menant de Limoges à Saumur par Poitiers nécessite la construction d’un pont sur la Vienne entre Mazerolles et Lussac-les-Châteaux. C’est un pont suspendu qui est finalement choisi, modèle en vogue depuis l’expérience des frères Seguin sur le Rhône en 1823-1824 [4]. Construit en 1832, il est, avec celui de la Roche-Posay, le premier d’une série de huit ponts suspendus, construits entre 1830 et 1840 dans le département de la Vienne, sous la direction de l’ingénieur des Ponts et Chaussées Gaston de Bagnac [5]. Les travaux et la concession du pont (ce sont des ponts à péage) sont adjugés à Bayard de la Vingtrie, un ingénieur parisien. En 1837, un autre pont de ce type est construit et exploité à Availles-Limouzine par les frères Escarraguel, de Bordeaux. Très surveillés par l’administration, ces ponts font l’objet d’une visite annuelle et subissent régulièrement des épreuves de résistance. A Lussac-les-Châteaux, l’augmentation du trafic routier et le passage de très lourdes charges lors de la construction de la voie ferrée Poitiers-Limoges en 1860, conduisent à des accidents qui interrompent la circulation pendant plusieurs mois, jusqu’à contraindre les concessionnaires à rétablir des passages par bac.
A partir du 3e quart et surtout du 4e quart du 19e siècle, le département de la Vienne programme la construction de plusieurs ponts, soit en remplacement des ponts suspendus, soit pour desservir des chemins nouvellement ouverts. Le pont suspendu de Lussac est remplacé par le pont actuel en 1871. Entre Queaux et Persac, un pont à trois arches est ouvert en 1881. Availles-Limouzine et Saint-Martin-la-Rivière bénéficient d’un pont à tablier métallique Eiffel à partir de 1892. Le bac de la Tour aux Cognons à Civaux est remplacé par un pont en pierre en 1899. Ces constructions se poursuivent jusqu’au début du 20e siècle avec la construction du pont de Moussac en 1906-1908.
Depuis, les travaux ont consisté en la consolidation et l’élargissement des ponts existants. Les ponts à tablier métallique d’Availles-Limouzine et de Saint-Martin-la-Rivière sont remplacés par des ponts à tablier en béton à deux voies après la Seconde Guerre mondiale, respectivement en 1951 et 1955.
Dans la seconde moitié du 19e siècle, l’arrivée du chemin de fer impose la construction de nouveaux franchissements sur la Vienne. Sur la ligne Poitiers-Limoges, inaugurée le 23 décembre 1867, un viaduc ferroviaire de cinq arches offrant un débouché de 132 m de long est construit entre Mazerolles et Lussac-les-Châteaux, à 110 m en aval du pont suspendu.
Un ouvrage de plus grande ampleur est construit en 1884 entre Le Vigeant et L’Isle-Jourdain, sur la ligne Saint-Saviol-Le Blanc. Œuvre de l’ingénieur des Ponts et Chaussées Paul Séjourné et de l’entrepreneur Jean-Baptiste Russe, il mesure 304 m de longueur et se compose de douze arches de 20 m d’ouverture. Il domine la Vienne d’une quarantaine de mètres. La ligne, inaugurée en 1891, a été fermée en 1969.
Le dernier ouvrage à être établi sur la Vienne chronologiquement est le pont de Cubord à Salles-en-Toulon, construit pour le tramway à partir de 1910 et situé sur la ligne Chauvigny-Bouresse. Il est réalisé par les concessionnaires de la ligne, le groupe Baert et Verney du Mans. Il est inauguré le 22 février 1914, mais ne fonctionne qu’une vingtaine d’année, puisque la ligne est fermée vers 1932-1934. Partiellement détruit pendant la Seconde Guerre mondiale, il fait l’objet de réparations en 1945, puis d’une consolidation en 1988 lors de la construction de la centrale nucléaire de Civaux.
Notes
[2] Availles-Limouzine : Le Port et Port de Vareilles, Millac : Le Port de Jousseau, Le Vigeant : Port de Salles, Moussac : Port de Moussac, Queaux : chemin de Queaux au Port, Persac : Le Port et le Petit Port, Lussac : Le Port.
[3] CROZET, René. Recherches sur les ponts du Moyen Age en Haut-Poitou. In Société des Antiquaires de l’Ouest, t. X, 4e série, 3e trimestre 1970. pp. 501-515.
[4] BIGUET, Olivier ; COMTE, François ; COURANT, Hugues ; CUSSONNEAU, Christian et LETELLIER, Dominique. « Les ponts d'Angers », in Cahiers du Patrimoine, n°49. Editions du Patrimoine. 1998. p. 140.
[5] DUJARDIN, Véronique. Traverser la Gartempe à Vicq : l'histoire d'un franchissement de rivière - Portail documentaire - Service du Patrimoine et de l'Inventaire de la Région Nouvelle-Aquitaine
Auteure : Myriam Favreau
Le dossier collectif des franchissements de la vallée de la Vienne
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Ponts, viaducs, bacs, gués et franchissements de la vallée de la Vienne et ses affluents, entre Availles-Limouzine et Valdivienne
DossierDossier collectif
Les franchissements de la Vienne, avant la Révolution : Le cadastre napoléonien et la toponymie relèvent la présence de 6 gués, qui existent sans doute bien avant l'établissement du cadastre au début du 19e siècle (voir carte en illustration : Les franchissements de la Vienne de l'Antiquité à la fin du Moyen-Age) ...
Ponts, viaducs, bacs, gués et franchissements de la vallée de la Vienne et ses affluents, entre Availles-Limouzine et Valdivienne
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Titre : Ponts, viaducs, bacs, gués et franchissements de la vallée de la Vienne et ses affluents, entre Availles-Limouzine et Valdivienne
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Période : Gallo-romain, Moyen Age, Temps modernes, Epoque contemporaine
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Localisation : Vienne , Availles-Limouzine , $result.adressePrincipale
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Date d'enquête : 2019
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Auteur du dossier : Favreau Myriam
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Copyright : (c) Région Nouvelle-Aquitaine, Inventaire général du patrimoine culturel
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Les 16 dossiers d'inventaire
Bibliographie
- CROZET, René. Recherches sur les ponts du Moyen Age en Haut-Poitou. In Société des Antiquaires de l’Ouest, t. X, 4e série, 3e trimestre 1970. pp. 501-515.
- DUJARDIN, Véronique. Traverser la Gartempe à Vicq : l'histoire d'un franchissement de rivière - Portail documentaire - Service du Patrimoine et de l'Inventaire de la Région Nouvelle-Aquitaine.